Le dernier film de Denis Villeneuve, Premier Contact, est nommé huit fois aux Oscars 2017. Ce long-métrage de science-fiction, adapté de la nouvelle L’Histoire de ta vie, de Ted Chiang, est à bien des égards une réussite. Pourtant, la mise en scène intelligente de cette invasion mystique suffit-elle à rattraper l’échec d’un scénario peuplé d’incertitudes ?

 

[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers.]

 

Premier Contact est l’histoire d’une invasion extraterrestre pour le moins classique : aux quatre coins du globe, douze vaisseaux démesurés apparaissent, menaçant potentiellement la Terre et ses habitant-e-s. Inactifs et mystérieux, ils semblent stagner dans l’air tels des fossiles colossaux. Mais ils finissent par s’ouvrir, et les humain-e-s veulent alors entrer en communication avec les intrus. Prise en charge par l’armée, la mission « Tentons de savoir ce que peuvent nous vouloir ces extraterrestres en forme de poulpes géants » est encadrée par deux civils : la professeure en linguistique comparée Louise Banks (Amy Adams) et le physicien Ian Donnelly (Jeremy Renner). Nous suivons donc les Américain-e-s dans cette découverte d’un autre indésirable, ces envahisseurs aux intentions aussi opaques que la coque brute de leurs nefs minérales.

 

Fracture temporelle

Au commencement du film, il semble que l’on se plonge dans un souvenir. C’est à se demander si nous ne venons pas de débarquer dans une production de Terrence Malick. La voix de Louise nous raconte son histoire, celle d’une mère qui a perdu sa fille trop jeune, ses mots s’accompagnant d’images de nature sublimée, de rires d’enfant. Tout dans cette mise en scène nous laisse entrevoir le récit d’une relation d’amour entre une mère et sa fille − seuls êtres tangibles dans ce monde −, dont les fragments qui nous sont présentés miment le cycle d’une vie écourté, et l’obligation pour le parent de continuer à exister malgré tout. Tout a un début et une fin nous dit-on. Pourtant, la mort même de cette petite fille vient casser le fil de l’existence, la linéarité du temps. Elle est l’élément qui le courbe, à défaut de le briser.

Premier Contact, réalisé par Denis Villeneuve, 2016. © Sony Pictures

Denis Villeneuve se soucie peu du sensationnalisme habituellement déversé dans les récits d’invasions extraterrestres. Lorsque les terrien-ne-s prennent peu à peu connaissance de cette apparition soudaine, la caméra s’attarde sur leurs visages fascinés et délaisse les apparitions de l’envahisseur. Chaque fenêtre d’appartement, chaque encadrement de porte, chaque forme géométrique dans le champ de la caméra est un nouveau cadre en soi, lui-même au cœur du cadre cinématographiques des plans. Le réalisateur crée ainsi des ouvertures sur le monde fictionnel, multipliant à la fois la narration et sa figuration à l’écran. Ce langage filmique participe au foisonnement des temporalités qui font de Premier Contact un long-métrage éclaté, et néanmoins contenu au sein d’une bulle temporelle : celle du moment de notre visionnage.

 

Cubisme et réalité

Quels sont les fondements de la civilisation ? Quels choix ferait-on si nous pouvions anticiper nos vies, entrapercevoir les drames à venir ? Premier Contact fait de ces questions l’objet de ses ruminations. Malheureusement, le film lanterne sur l’argument plutôt que sur les conclusions à en tirer. Dès la première prise de contact avec les aliens – surnommés heptapodes –, deux domaines se confrontent pour finalement se rejoindre : le langage et la science. Louise et Ian se servent de leurs connaissances respectives afin d’échanger avec ces créatures lovecraftiennes, qui se cachent au sein de vaisseaux à la matière brute, aux contours ronds et aux intérieurs rectangulaires.

Premier Contact fait de son imagerie celle d’une réalité géométrique – voire cubiste –, minérale et rudimentaire. Peu à peu, les scientifiques réalisent que les heptapodes communiquent à l’aide d’un langage figuratif, fait de cercles singuliers. C’est l’anatomie même d’un univers qui se dévoile, dont les organes vitaux se limitent aux formes de vie qui l’occupent. Cette langue, si complexe, ne se construit pas selon les principes terriens : elle n’obéit pas à la linéarité du temps, elle n’a ni début ni fin. Elle est un mystère à dévoiler, une énigme à résoudre.

Premier Contact, réalisé par Denis Villeneuve, 2016. © Sony Pictures

Par ce dialogue a priori impossible et cette rencontre entre des humain-e-s et une intelligence extraterrestre, Premier Contact nous offre enfin de la SF cohérente : ces organismes ne sont pas humanoïdes (on est bien loin de l’imagerie d’un Mars Attacks!), ils ne parlent pas de la même façon que nous, et l’on soupçonne au vu de leurs caractéristiques physiques un environnement de développement bien différent du nôtre. Le premier mot – ou plutôt signe – échangé, qui initie nos esprits aux secrets de la communication, est malheureusement expédié à la moitié du long-métrage dans une ellipse temporelle durant laquelle les terrien-ne-s apprennent très rapidement à décrypter le langage alien et développent une application pour se faire comprendre, à base de concepts assez simples. Le film se déleste ainsi de la difficulté du thème qui faisait auparavant son intérêt. Et la bulle de notre attention est pour ainsi dire éclatée.

 

L’Annonciation de Madame Brown

Les vaisseaux ne font rien. Ils sont simplement là. Pourtant, alors que chaque pays envahi essaye d’échanger avec les créatures qui les habitent, la paranoïa et la peur viennent progressivement s’emparer des dirigeant-e-s. Peu à peu, les nations se déconnectent les unes des autres, coupant à la fois les relations avec les heptapodes et avec leurs confrères. Tirer avant de comprendre : qu’est-ce que cela dit sur l’espèce humaine ? C’est l’isolationnisme qui l’emporte. Ici, la chute de la communication est avant tout intrahumaine. Mais loin de tomber dans l’orgie dévastatrice de ses pairs, Premier Contact apporte une complexité plus que salvatrice à une conjoncture vue et revue.

Notre face-à-face avec le personnage de Louise, autour duquel s’articule la narration, est un peu comme une rencontre incongrue que l’on ferait avec la Madame Brown de Virginia Woolf* en plein cœur d’un long-métrage de science-fiction. Toutefois, on ne peut s’empêcher de noter dans sa figure de mère courage de nombreux points d’ombre. Au fond, le film ne fait que détourner le trope bien connu de la « grossesse mystique ». Si Louise est enceinte à la suite de ses interactions avec les aliens, qui par leurs idiomes figurés lui donne des visions de son futur, on peut le dire : les heptapodes incarnent un avatar apathique de l’ange Gabriel annonçant à Marie sa grossesse à venir.

Premier Contact, réalisé par Denis Villeneuve, 2016. © Sony Pictures

Ce qui s’ouvre comme le récit tendre et tragique d’une mère qui a perdu sa fille et finit par travailler pour le gouvernement pour communiquer avec des envahisseurs extraterrestres se termine en récit d’une femme qui travaille pour le gouvernement pour communiquer avec des envahisseurs extraterrestres, lesquels lui ouvrent les portes du temps et lui permettent de voir son futur et la fillette qui naîtra de sa relation avec son collègue. Louise est consciente de la rare et fatale maladie que sa fille aura avant même de la concevoir, mais choisit sciemment de faire cette enfant.

Mais s’agit-il vraiment d’un choix ? Tout au long du film, Louise est envahie par les images de sa petite fille, des moments partagés ensemble, de leur vie (le tout appuyé par une bande-son poussive et larmoyante au possible). N’est-ce pas là une forme de culpabilisation qui la détourne de l’éventualité de ne pas avoir cette enfant ? Si Louise voit le futur, a-t-elle dès lors la possibilité de le changer ? Doit-on en déduire que le destin est écrit ? Que voir dans le temps ne procure absolument rien aux humain-e-s ? Pour les réponses, passe ton chemin.

 

La frontière finale ?

Ce scénario, qui avait à son origine toutes les qualités pour ouvrir de nouvelles voies pour la SF en 2017 – et dieu sait qu’elle en a besoin –, finit par détourner des tropes usés mais par s’embourber dans une signification (vraiment) douteuse. Il s’agit de culpabiliser les femmes autour du choix de faire ou non un-e enfant. Moralement, on se retrouve coincé-e-s dans le long-métrage comme dans une chambre des tortures faite de boucles temporelles.

Qu’attend-on pour révolutionner le genre dans un cinéma qui s’amourache obsessionnellement de super-héros si défroissés que l’on peut s’en faire des tapis pour s’essuyer les pieds ? C’est à croire que nous touchons là le plafond de verre de la SF cinématographique, même dans ce qu’elle fait de mieux.

Alors, un conseil : ô toi, précieux-se scénariste de SF, si tu croises Madame Brown, ne te contente pas de l’observer, tente donc d’aller lui parler.

 


* « I believe that all novels begin with an old lady in the corner opposite. I believe that all novels, that is to say, deal with character, and that it is to express character—not to preach doctrines, sing songs, or celebrate the glories of the British Empire, that the form of the novel, so clumsy, verbose, and undramatic, so rich, elastic, and alive, has been evolved. To express character, I have said; but you will at once reflect that the very widest interpretation can be put upon those words. » Mr. Bennett and Mrs. Brown, Virginia Woolf, 1924