Chacun-e le sait, le viol reste un tabou. La culpabilisation des victimes et leur isolement les empêchent souvent de porter plainte et de faire valoir leurs droits. Avec La Belle et la Meute, la documentariste Kaouther Ben Hania s’attaque à la fiction pour dénoncer les non-dits de la société tunisienne après la révolution de 2011 et l’impunité des violeurs en uniforme. Récit d’une nuit hachée en neuf plans-séquences.

 

Dans le quartier de Tunis où Mariam (Mariam Al Ferjani) organise une fête avec des amies de son université, rien ne semble troubler leur insouciance. La jeune femme est pimpante, joyeuse et désireuse de s’amuser. Durant la soirée, elle croise le regard de Youssef (Ghanem Zrelli), plus âgé qu’elle. L’une de ses amies les présente l’un à l’autre, et ils partent se promener à deux sur la plage. C’est l’ouverture du film, constituant le premier plan-séquence.

Après un fondu au noir pour transition, la deuxième séquence met en scène la rue. Mariam est en train de s’enfuir, en état de choc. Youssef la poursuit et la rattrape. Il essaie de la calmer, de la soutenir. Elle vient d’être violée par deux policiers dans leur voiture, tandis que le troisième neutralisait Youssef. Son sac s’y trouve toujours avec ses papiers et son téléphone.

Pour Youssef, c’est évident, il faut consulter un médecin qui puisse lui délivrer un certificat médical attestant de son viol. C’est la nuit, et ils trouvent d’abord une clinique, vide de patient-e-s. Mais la secrétaire ne veut pas les accepter sous prétexte que Mariam n’a pas ses papiers. Le couple doit donc se rendre à l’hôpital public le plus proche, et c’est la fin du deuxième plan-séquence.

La Belle et la Meute, réalisé par Kaouther Ben Hania, 2017. (© Jour2fête)

Lorsque le troisième démarre, nous nous retrouvons plongé-e-s en plein service des urgences. L’hôpital est débordé, en sous-effectif, et après plusieurs heures d’attente, tout le monde se renvoie la balle. On comprend dès lors que cette nuit sera une longue lutte pour Mariam, et que personne ne semble vouloir la prendre en charge ni s’embarrasser d’une affaire de viol…

 

Neuf plans-séquences pour une nuit de cauchemar

Au fur et à mesure que l’on avance dans le film, on le sent, on le sait, Mariam va finir par devoir affronter ses agresseurs. En effet, Youssef, dont l’on apprend qu’il a été très investi durant la révolution tunisienne, insiste pour qu’elle porte plainte. De même, Chedly, un policier quinquagénaire du commissariat auquel sont rattachés ses violeurs, l’encourage à défendre ses droits.

Réalisé à la manière d’un documentaire, La Belle et la Meute utilise le plan-séquence pour rester au plus près du jeu des acteurs-rices, de l’impression de réalité. Ce procédé a comme conséquence l’immersion totale des spectateurs-rices dans l’histoire. Kaouther Ben Hania précise que chaque séquence a été répétée comme s’il s’agissait d’une scène d’une pièce. Les rôles secondaires ont par ailleurs été tenus par des comédien-ne-s de théâtre, pour leur capacité technique à tenir de longues séquences de jeu.

La Belle et la Meute, réalisé par Kaouther Ben Hania, 2017. (© Jour2fête)

L’actrice et réalisatrice Mariam Al Ferjani, malgré une expérience moins importante que celle de ses partenaires, apporte son engagement et la force de son image au film. On la voit dans un état de choc semi-constant, malmenée de bout en long. Elle devra réussir à s’émanciper par ses propres moyens, alors que Youssef est arrêté par la police.

 

État policier, peur et violence symbolique

Durant toute la durée de La Belle et la Meute, on est saisi par l’impression que la peur a gagné tous les espaces de la société voués à être sanctuarisés. Hôpitaux et commissariats sont autant de refuges inaccessibles, gangrénés par le sous-effectif et la corruption. La jeune femme ne peut malheureusement compter sur aucun d’entre eux.

La Belle et la Meute, réalisé par Kaouther Ben Hania, 2017. (© Jour2fête)

Ce sont finalement quelques individu-e-s qui vont réussir à lui venir en aide et la soutenir, conservant par là une part de leur humanité, notamment dans un contexte de rapports hiérarchiques. Mariam tente à plusieurs reprises de fuir la confrontation, traumatisée mais craignant aussi le déshonneur. Les policiers chargés de prendre sa déposition n’ont de cesse de la culpabiliser. Selon eux, l’État policier, aussi corrompu soit-il, ne saurait être questionné sans remettre en cause l’ordre de la société.

 

La barrière du droit contre la bêtise

Entre la crainte du déshonneur familial et la conservation de sa dignité, Mariam va devoir choisir. Puisant dans ses forces des ressources qui lui étaient jusque-là inconnues, elle choisira finalement sa dignité.

À travers neuf fragments d’une nuit cauchemardesque dans la vie d’une jeune femme tunisienne, le film nous montre le poids de la violence symbolique d’une société qui tend à être liberticide. Néanmoins centrée sur le destin de Mariam, la fin rejoint alors le constat de Kaouther Ben Hania : « C’est lorsque l’on subit une injustice que l’on devient militant. »

La Belle et la Meute, réalisé par Kaouther Ben Hania, 2017. (© Jour2fête)

La Belle et la Meute, dans sa beauté sans fard, nous pousse à être serré-e-s au plus près de son personnage principal. Il nous raconte une métamorphose militante d’une femme en réaction à une expérience traumatique, à la défectuosité d’un système. Mais cette histoire raconte surtout la force d’ancrage qu’ont les traditions de soumission des femmes. Celle d’une exclusion systémique qui ne cesse de remettre en cause leur voix, leur légitimité.

Face au viol, à l’enfer bureaucratique et à l’agression policière, et contre la bêtise humaine, Mariam se bat pour la reconnaissance de ses droits. Combat qui relève à la fois de la dignité, du courage et d’un puissant réflexe de survie.