Le Palace Café est un restaurant terré sur le bout de la corniche de Beyrouth, faisant face à la mer et au vieux phare. C’est désormais aussi le lieu éponyme du premier roman d’Anne Defraiteur Nicoleau, écrivaine et journaliste belge qui a vécu quatre ans au Liban. Un ouvrage imprégné de l’insouciance et de l’amnésie du début des années 2000, dans lequel l’autrice fait parler les endroits que traversent des personnages en quête de sens.

 

« On ne vient pas à Beyrouth, on est Beyrouth depuis longtemps. » Voici la dédicace que m’a faite Anne Defraiteur Nicoleau lorsque j’ai reçu son roman paru aux éditions Tamyras. Cette phrase m’a d’abord rendue perplexe, car elle sous-entend que ma ville natale est universelle ou qu’elle est une personne en soi. Elle m’a rappelé le témoignage d’une connaissance havraise, qui m’avait décrit son premier voyage à Beyrouth, juste avant la reconstruction, d’une façon similaire : « J’avais l’impression d’avoir déjà vu ce ciel, déjà connu ce centre-ville. Beyrouth avait le même silence froid – malgré la chaleur – que Le Havre détruit après la guerre. »

Je ne sais pas si Anne Defraiteur Nicoleau avait ce rapprochement en tête, mais la particularité de Palace Café est précisément de renvoyer les lectrices et lecteurs à la période qui a suivi le silence de la guerre. Période faste de reconstruction, d’espoirs suscités par un Premier ministre très populaire, d’amnésie soudaine après la fin d’un conflit jamais résolu. L’énergie suscitée par ces nouveaux lendemains habite les personnages et donne la force nécessaire à Antoine, un expatrié qui revient au pays après quinze ans d’absence, d’enquêter sur le passé. Une histoire, somme toute classique dans la littérature sur le Liban, mais qui ne cesse d’intriguer celles et ceux qui se frottent à Beyrouth.

 

En quête d’identité, enquête familiale

L’intrigue de ce roman suit le retour au pays d’Antoine Frem, parti après la mort de son frère Kamal, milicien phalangiste tué durant la guerre civile. Antoine a une carrière d’ingénieur accompli en France, une compagne, toute une vie qu’il abandonne pour se rendre au chevet de son père, victime d’un AVC. Pourtant, ce dernier semble aller bien et s’est même remis au travail. L’homme se retrouve donc seul dans un appartement cossu et surclimatisé d’Achrafieh, quartier chic de feu Beyrouth-Est. C’est là que les fantômes d’un passé douloureux resurgissent et l’obligent à enquêter sur la mort de son frère. Cette quête va le mener à questionner son histoire et son rapport à ce pays qu’il déclare ne pas aimer dès les premières pages du roman.

Palace Café s’inspire des thèmes de prédilection du célèbre roman d’Andrée Chedid, La Maison sans racines, lequel suit plusieurs générations d’une famille éclatée géographiquement, au moment où la grand-mère et la petite-fille se retrouvent à Beyrouth. La capitale libanaise est ici un lieu de recueillement, de pèlerinage, pour un impossible retour aux racines. Palace Café, lui, en fait une ville tumultueuse, hétéroclite, qui garde néanmoins ses traits d’oracle qui révèle ce que les personnages veulent taire.

Andrée Chedid s’exprimant sur La Maison sans racines chez Bernard Pivot.

 

Un regard extérieur immergé dans le Liban d’aujourd’hui

Lorsque j’ai commencé à lire ce roman, je dois avouer que je ne savais pas à quoi m’attendre. L’évocation de la remémoration de la guerre civile et du Beyrouth contemporain est une entreprise qui aurait pu être vite maladroite, rendue exotique et stéréotypée par un regard extérieur à la guerre, extérieur au pays lui-même. Des auteurs et autrices comme Sorj Chalandon ou Andrée Chedid ont écrit sur le Liban sans être des natifs-ves ou en y ayant très peu vécu. Il ne s’agit donc pas d’un critère obligatoire, mais à chaque fois, le lien qui les unit au Liban est intime, il donne aux lieux une dimension qui dépasse le simple statut de décors.

Palace Café témoigne d’un travail d’observation et d’immersion qui débouche sur un récit authentique et personnel. « Beyrouth est un personnage avec lequel j’ai un rapport qui n’est pas du tout rationnel, mais très sentimental. Je l’ai donc abordée comme je l’aurais fait pour une personne que j’aime d’une affection lucide et sincère », explique l’autrice.

Le narrateur dessine les contours parfois flous d’une logique « à la libanaise », qu’il admet ne pas comprendre malgré ses efforts d’observateur. Cette posture quasi anthropologique est poussée jusqu’au bout lorsqu’Antoine se met en scène regardant des embouteillages peuplés de « libanus homobiles » se querellant pour avancer. L’épisode se termine par le retour d’un « mystérieux équilibre » qui émerge du « chaos ». Il accumule descriptions, faits qui se suivent, à l’image d’un zapping télé superposant des réalités hétéroclites qui ne font pas sens pour l’observateur-rice médusé-e. Cette logique qui échappe à toute logique n’est pas rendue exotique, fétichisée, mais simplement retranscrite, évitant ainsi l’écueil d’un orientalisme mal placé.

 

Quand les lieux disent ce que les personnages veulent taire

Si la description géographique est importante, c’est que l’histoire des personnages se confond avec celle des lieux. Une fois de retour au Liban, Antoine se retrouve au point zéro, la mort de son frère ayant creusé une place qu’il ne pourra jamais combler et qui l’empêche d’être. Sa catharsis commence par une question sur cette mort mystérieuse, qu’il ose enfin poser à son père au Palace Café. S’ensuit une pérégrination à travers le pays et les endroits qui ont marqué le passé de sa famille.

Chaque emplacement énoncé est un indicateur du temps arraché au Liban et se métamorphose en personnage avec son caractère propre. L’autrice énumère, liste, fait l’inventaire d’objets, d’infrastructures, de comportements quotidiens, pour dessiner des variations, à l’infini, du portrait de Beyrouth. Les lieux qui font la ville sont esquissés avec minutie, jusqu’aux « épluchures de lupins [qui] jonchaient le sol ».

Ces bouts du Liban désordonnés et indomptables imposent leur réalité à l’histoire que les personnages se racontent : celle d’un pays qui a retrouvé son âge d’or, oublié ses blessures. C’est ainsi que la « nouvelle ville », rêvée par l’architecte Michel Écochard comme un « tissu urbain, ordonné, orthogonal », s’improvise en bidonville constitué « d’enchevêtrements d’immeubles, de plots faits de tôles ondulées, de bouts de bois et de bâches ». En banlieue, l’horloge de la gare désuète de Beyrouth interpelle les passant-e-s sur les ravages du temps. Au nord, Tripoli l’abandonnée se recroqueville sur sa foi religieuse. Et l’histoire secrète de Kamal, idéalisé par ses proches, embrasse quant à elle le récit de ces lieux aux contours imperceptibles, perdus dans le train-train quotidien et qui refusent d’oublier.

 

À la recherche du sens perdu

Le roman plonge parfois un peu trop dans des détails historiques qui ne sont pas toujours maîtrisés et comprend des passages, vers la fin, qui sont légèrement fleur bleue. Il évoque de façon poignante le Liban sous influence syrienne, qui a vite fait d’oublier un passé qui le rattrape finalement.

L’enquête d’Antoine pour connaître la vérité m’a tenu en haleine et m’a obligé à décoder les secrets cachés dans chaque paysage, chaque lieu, les non-dits de ses proches et leur frénétique envie de vivre.

 

Palace Café Couverture du livre Palace Café
Tamyras
25/10/2016
260
Anne Defraiteur Nicoleau
16 €

Palace Café déploie un travelling en Technicolor sur Beyrouth. Parfums, bruits et couleurs composent le décor sensuel et désordonné de l’histoire de deux frères : Kamal tué dans des circonstances confuses pendant la guerre civile et Antoine de retour au Liban après quinze ans d’exil. Des images d’un Beyrouth accablé et détraqué à celles d’un Beyrouth coloré et exalté, le lecteur traque les indices, croise les témoins d’un secret bien gardé et se perd dans un jeu de piste entre présent et passé, mensonge et vérité. Palace Café est l’histoire d’une famille mais aussi celle d’une ville, Beyrouth...