En février dernier, Pierre Meunier et Marguerite Bordat mettaient en scène le texte Algorithme éponyme de Babouillec, « autiste sans parole » et poétesse, au Théâtre des Abbesses. Au menu de cette pièce appelée Forbidden di sporgersi : quatre chercheurs-ses en blouse blanche qui jouent avec l’espace, le son et les formes. Le texte de Babouillec envahit la scène et prend son envol au fur et à mesure de leurs expériences insolites…
On connaît Pierre Meunier pour l’éclectisme de son écriture scénique. Fort d’un imaginaire débordant, il le cultive aussi bien dans le cirque et le cinéma, que dans ses immersions en milieux industriels et scientifiques. Avec lui, la matière est actrice à part entière. Elle se met en scène dans toutes sortes d’installations dynamiques, le but étant de toucher les spectateurs et spectatrices. Et tant pis si ça fait un peu mal, plus ça déconcerte, mieux c’est ! Pierre Meunier trouble et nous éloigne, chaque fois, un peu plus de notre zone de confort.
Forbidden di sporgersi © Christophe Raynaud de Lage
Et Forbidden di sporgersi n’échappe pas à la règle ! Si l’on peut craindre qu’une telle scénographie alourdisse le propos de Babouillec, on comprend rapidement qu’il n’en est rien. La machinerie théâtrale est en fait une main tendue vers ses écrits. Peu à peu, on se laisse guider par ces quatre explorateurs-rices déjanté-e-s, dans un univers de ferraille et de plastique.
Une poésie sans plume
Babouillec, alias Hélène Nicole, est une poétesse d’une trentaine d’années. Diagnostiquée autiste très déficitaire, elle a appris l’écriture seule à l’âge de 20 ans en assemblant les pièces d’un alphabet en carton. C’est ainsi qu’elle a trouvé le moyen de transmettre son expérience intérieure : « L’écriture a rempli mon espace, et j’adore la sensation de me sentir en vie dans cette extase identitaire de partager mes mots. »
Forbidden di sporgersi © Christophe Raynaud de Lage
C’est dans un centre pour jeunes personnes autistes rennaises que Pierre Meunier la rencontre pour la première fois. Il est immédiatement subjugué par la puissance de ses textes. Véritable aventurier de la scène, il découvre alors une femme qui manie les mots comme lui joue avec l’espace, les sons et la matière.
Au cœur d’une cacophonie mécaniste
Sur la scène, se trouvent quatre énergumènes en blouse blanche entouré-e-s d’immenses plaques de polycarbonate. Cette troupe de chercheurs-ses loufoques se compose de Pierre Meunier lui-même, de la performeuse Satchie Noro, de l’acteur Frédéric Kunze et du musicien Jean-François Pauvros. Tou-te-s les quatre font chanter un bric-à-brac mécanique, où tous les prétextes sont bons pour explorer la matière. Les trente premières minutes de la pièce sont d’ailleurs muettes, exclusivement dédiées aux déambulations expérimentales des acteurs et de l’actrice. La troupe danse avec des fils de fer, escalade des tuyaux en métal, fait voler des bâches en plastique… tout cela sur fond de ventilateurs déchaînés et de guitare électrique !
Forbidden di sporgersi © Christophe Raynaud de Lage
Ce joyeux capharnaüm teste la scène dans sa dimension la plus physique. Si Babouillec se décrit comme une « enfant en errance dans ce monde peuplé de certitudes », il semble en être de même pour les comédien-ne-s. Ici, rien n’est certain, tout n’est que hasard et expérience.
La scène, écho du langage poétique
Au fur et à mesure, le texte résonne et prend possession de l’espace scénique. Les phrases sont balancées ici et là, comme si elles étaient elles aussi des matériaux à explorer. On comprend vite que toute cette machinerie, aussi imposante soit-elle, n’a pour seul but que de préparer les spectateurs-rices à la réception du texte.
Le fer, le plastique, la musique et les ventilateurs se font le reflet d’un langage poétique dense qui ne va pas de soi. « Seule, enfermée dans l’alcôve systémique, nourricière souterraine de la lassitude du silence, j’ai cassé les limites muettes et mon cerveau a décodé votre parole symbolique, l’écriture. » Dans Forbidden di sporgersi, les limites ont elles aussi disparu, le logos et la matière sont au même niveau et finissent par ne faire qu’un.
