Chaque fois qu’elle se promène sur les berges du lac qui l’a vue naître, Lucie est submergée par un flot d’émotions étranges. Images et réminiscences se mêlent à un spectacle d’une mystérieuse beauté. C’est ce qu’elle appelle le sentiment lacustre…

 

Ça y est. Je suis de retour à la maison. J’ai refait le film dix fois, celui de l’aventurière attendue telle une héroïne par les siens. Mais comme à chaque fois, rien n’a vraiment changé. Seuls des immeubles de mauvais goût ont criblé un peu plus les prairies d’autrefois. Nous avons savouré mollement le bonheur des retrouvailles, forgé-e-s par l’âpreté d’un lac Léman qui ne fait jamais de vagues. Mais au fil des retours annuels, les sourires familiers de bienvenue se plissent doucement et les cheveux grisonnent. Les années passent.

Telle une pèlerine, j’entame ma marche solitaire sur les rives d’une paisible tâche d’huile qui m’appartient, comme je l’ai décidé arbitrairement il y a bien longtemps. Cette étendue d’azur m’est rassurante. Elle n’est pas l’océan qui fuit ses fidèles vers l’horizon. Elle est une marqueuse de l’enfance que ni les bulldozers ni le temps ne peuvent arracher. Je marche, tandis que la brise du lac « clément » me souffle son mystère boréal.

Il doit être peuplé de sirènes d’eau douce, pour avoir attiré des hordes de plumes. Dans l’écritoire de nombreux-ses auteur-e-s, c’est Lamartine qui me revient toujours en premier. Vieux de 180 ans, les vers du romantique décrivent au mieux le singulier sentiment lacustre que je ressens à ce moment même.

Une émotion troublante me transporte dans le temps. J’ai 15 ans. Et 27 ans. Dans cette dualité temporelle, je parviens sans peine à endosser mes deux costumes : celui de la femme que je suis devenue, et les baskets trouées de la lycéenne hésitante que j’ai été. C’était hier, à peine. Je me souviens des détails les plus dérangeants, au même titre qu’Anne Wiazemsky retrouvant la jeune fille en elle. J’y suis, je me souviens. Dans la nostalgie paradoxale de mes 15 ans sur les berges du Léman, j’ai tué ma mère. Je l’ai égorgée en rêve, face à l’insupportable projet de lui ressembler. J’ai assassiné ma génitrice pour conjurer le miroir déterministe de la maternité.

C’est ici que je marche chaque fois que ma carcasse voyageuse a besoin d’un chez-elle. On m’y retrouvera encore lorsque sur mon crâne, les racines blanches révéleront mon âge. Et que, toujours, perceront plus limpides que l’eau glaciale les images de mon adolescence. Cygne d’hiver égaré sur tes plages, j’oublierai encore que je n’ai plus 15 ans.

 

Lieux et œuvres cités :

  • Velvet, The Big Pink, 2009
  • Ressouvenir du lac Léman, Alphonse de Lamartine, 1842
  • Jeune fille, Anne Wiazemsky, 2007
  • J’ai tué ma mère, Xavier Dolan, 2009
  • Le lac Léman, France