Pas facile de garder la tête froide face à la sortie de Wonder Woman au cinéma. Pourtant, comme ici on aime bien péter l’ambiance, cet engouement généralisé est l’occasion de revenir sur un phénomène controversé : le féminisme marketé et pop, celui que l’on pense à des fins mercantiles. En 2017, que reste-t-il de féministe dans cette icône détournée en produit de consommation ? 

[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers.]

Outre notre passion de cinéphile qui nous rend capable d’ingérer tout et n’importe quoi – comme dit Émile dans Ratatouille, « une fois qu’on a appris à contrôler le vieux réflexe vomitif, c’est hallucinant toutes les perspectives alimentaires que ça ouvre » –, nos petits cœurs s’étaient laissé aller à attendre quelque chose de Wonder Woman. Mais les enjeux étaient (trop) nombreux, tant pour le paysage pop culturel que pour le système du septième art, éminemment masculins. Et, à la sortie de la salle, c’est logiquement quelque peu désabusée que l’on rentre chez soi.

 

Wonder Woman au cinéma en 2017 : une consécration ?

Il était temps. En 2014, l’un des plus gros studios hollywoodiens se décidait enfin à investir dans le solo movie d’une super-héroïne. Et ledit film serait réalisé par une femme. Lorsque cette rumeur s’est confirmée, nous n’avons pu réprimer notre joie. Fini Zack Snyder, finis les super-héros aux relents nihilistes, finis le vide des productions DC et leur esthétique plastico-rutilante. Le changement, c’était maintenant. Wonder Woman allait tou-te-s nous sauver de l’océan pollué de ces longs-métrages prétentieux, affreusement creux, de la parade incessante de super-héros musclés et vaillants de DC et de l’humour répétitif des clowns de foire à la sauce Marvel. Vraiment ?

L’enjeu n’est pas de faire la critique poussée du long-métrage, mais de réfléchir au contexte de sa sortie, aux défis qu’il posait en matière de réalisation et d’aboutissement. Car il faut crever l’abcès dès maintenant : Wonder Woman est un mauvais film. Cette origin story dans la plus pure tradition du genre raconte comment Diana, une princesse amazone sculptée dans l’argile par sa mère Hippolyte et amenée à la vie par Zeus, finit par se retrouver au front durant la Première Guerre mondiale à jouer les boucliers divino-humains.

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

Durant l’ouverture, cette île utopique aux accents féministes emplie de femmes indépendantes nous laisse aspirer à de meilleurs lendemains. On y voit Diana enfant se rêver en guerrière intrépide, grandir, apprendre à combattre, et s’affirmer entourée de modèles dignes de ce nom (surtout sa tante Antiope, jouée par la merveilleuse Robin Wright). Ce bref prélude est crucial pour toutes ces petites filles en manque de figures à admirer, auxquelles s’identifier. Eh oui, les effets peuvent être immédiats et merveilleux.

Ce n’est pas franchement la peine de passer au crible le scénario d’Allan Heinberg. Cette histoire qui se voudrait celle de l’empowerment féminin donne généreusement dans le mansplaining durant 2 h 21. Des hommes tirent Diana par le bras, la poussent, lui expliquent comment fonctionne la vie. Sans eux pour survivre dans ce monde malfaisant, que pourrait en effet cette jeune créature naïve ? Cette gerbe paternaliste inonde le film jusqu’à son dénouement, lorsque la demi-déesse comprend finalement ce qui est vraiment important. La guerrière, interprétée par une Gal Gadot à la palette d’expressions aussi variée que celle de Keanu Reeves, nous ressort alors une phrase précédemment prononcée par son amour perdu avant une apothéose de déflagrations. Cet homme – joué par Chris Pine – est donc en réalité le héros de l’histoire, portant l’espoir de l’humanité avec lui. Wonder Woman est une simple sidekick : une femme forte et indépendante au service de la quête héroïque d’un homme blanc.

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

Diana découvre sa véritable puissance et ce qui l’anime au plus profond d’elle chez… un homme. Indépendance, féminisme, sororité, donc. La force de cette demi-déesse est ici celle d’un fantasme masculin, non celle d’un idéal féministe. On n’échappe pas si facilement au male gaze théorisé par Laura Mulvey. Et même si celui-ci n’est pas seulement dans l’imagerie, il y aurait beaucoup à développer sur le costume 2.0 de Diana − non pas sur le fait qu’il soit sexy ou non, mais plutôt sur la praticité des bottes à talons pour une amazone.

D’ailleurs, on est en droit de se demander où sont les femmes ? Excepté les amazones du début – qui sont quasi inexistantes à l’écran, et là aussi, il y aurait énormément à dire –, Wonder Woman perpétue la tradition du film de super-héros en tant que buddy movie. L’héroïne est entourée d’hommes (de bras cassés, parce que chez DC, on aime l’originalité) qui, quand ils la voient pour la première fois, ne peuvent s’empêcher d’émettre une réaction – orale ou physique –, subjugués par sa superbe plastique.

 

Wonder Woman, un modèle de vertu ?

Plus encore que cette tentative de scénario échouée, l’idéologie et l’imagerie qui entourent Diana Prince sont plus que discutables. S’il reste incontestable qu’avoir un personnage aussi fort que Wonder Woman à l’affiche d’une grosse production est bien sûr positif, il est ici réduit au fameux modèle féminin vertueux, avec une vision extrêmement binaire du monde. Bien que Diana porte en elle la volonté de préserver l’humanité à tout prix – car à ses yeux, celle-ci est fondamentalement bonne –, elle ne s’embarrasse pas de massacrer des soldats allemands interchangeables, sous prétexte qu’ils sont tous du mauvais côté de la ligne. Il est donc rigoureusement conseillé de ne pas se poser trop de questions pour profiter pleinement de la « badasserie » très superficielle de l’héroïne.

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

Diana Prince est un exemplum de femme vertueuse, à la manière d’Élisabeth Ire, figure immaculée rappelant la Vierge Marie, mais en même temps puissante et intrépide dans sa résistance à la domination masculine. Dans son livre Fantasies of Female Evil: The Dynamics of Gender and Power in Shakespearean Tragedy, Cristina León Alfar explique que la reine assumait publiquement deux persona distinctes : la femme vertueuse passive, et le « roi » impitoyable. Les associations genrées stéréotypées sont ici déontiques : le féminin équivaut au passif, le masculin à l’action.

Diana incarne un diptyque archétypal similaire, entre force identifiée comme masculine, et compassion comme féminine, héroïque et douce à la fois. Elle figure ainsi une vision binaire du monde, à l’image de notre société hétéronormée, où l’entre-deux deviendrait soudainement problématique.

 

Parité dans la nullité

Finalement, exception faite de la jouissance toute spécifique et éphémère de voir une femme défoncer des méchants, Wonder Woman est fidèle au sempiternel gouffre intellectuel hollywoodien à l’idéologie nauséabonde. Félicitations, nous avons enfin notre mauvais blockbuster de super-héros réalisé par une femme. Un blockbuster qui marche par ailleurs au box-office, ce qui signifierait que les boîtes de production feront à l’avenir confiance à des femmes pour tenir les ficelles de ces gigantesques usines à fric. Mais est-ce si simple ?

Comment cela pourrait-il être le cas, alors que l’on sait que la campagne marketing de Wonder Woman a plus ou moins été sabotée et que Patty Jenkins − également réalisatrice du succès indé Monster − n’a pas été signée pour la suite ? En ce qui concerne les productions des gros studios, on compte une cinéaste pour 24 réalisateurs, et la composition des équipes sur les tournages de blockbusters est à 75 % masculine.

Qu’est-ce que l’on dit à la future personne en charge de la suite de Wonder Woman ?

En 2007, la blogueuse Nikki Finke révélait que Jeff Robinov, à l’époque président de la Warner Bros., ne souhaitait plus que le studio mette des femmes en tête d’affiche. Une rumeur qui, bien que démentie par le concerné, s’est avérée au vu de la liste des productions de la maison depuis − jusqu’à la sortie de Wonder Woman donc. Cela explique pourquoi Patty Jenkins était en discussion avec la Warner Bros. depuis 2005, et la raison pour laquelle elle n’a obtenu le job qu’après le désistement de Michelle MacLaren, partie pour « différends artistiques ». Celle-ci voulait un long-métrage aux accents « braveheartiens » mais, surtout, venant de la télévision, elle n’avait pas la confiance de Warner Bros. Une confiance que les studios n’ont à l’accoutumée aucun mal à donner à des hommes − blancs − avec peu ou pas d’expérience. Pour n’en citer que quelques-uns : Rupert Sanders, Carl Rinsch, Gareth Edwards, Joseph Kosinski, Colin Trevorrow, Jordan Vogt-Roberts, ou encore Jon Watts.

Daily Cartoon, New Yorker, 2015. © Tom Toro

Mais admettons que le nombre d’entrées en salle pousse enfin Hollywood à mettre des femmes à la tête de projets conséquents. Laissez-nous rêver deux minutes. Bien sûr, cela ne signifie pas forcément de bons projets. Avoir une femme à la réalisation de ce type de production ne garantit pas la qualité d’un film, mais peut hypothétiquement booster le nombre d’opportunités pour des femmes qui viseraient des postes importants. Et cela est indispensable. Pourquoi laisserait-on Snyder vomir sa gerbe existentielle à répétition, et pas une femme ? Précisément parce que c’est un homme, tout comme Colin Trevorrow et le reste du boys club. Pour une réalisatrice, l’échec d’un premier film est la garantie de ne jamais en faire un second. Alors, exigeons la parité, même dans la nullité.

Car oui, l’important est que l’on donne l’occasion à d’autres femmes de faire leurs preuves, et peut-être de réussir là où leurs prédécesseuses ont échoué − ou d’échouer elles aussi. Plus les budgets augmentent, plus les femmes et les personnes racisées sont absentes des postes déterminants, et plus les investisseurs du septième art, essentiellement des hommes blancs fiers héritiers de l’ère Hays, sont frileux et pratiquent l’entre-soi.

 

Féminisme peut-il rimer avec capitalisme ?

Mais le cœur du problème est ailleurs, et partout à la fois : le capitalisme. Et la sortie de ce Wonder Woman est la conséquence d’une mode : le féminisme comme argument de vente. Si cela est moins prévalent en France qu’outre-Atlantique, il y a depuis quelques années un attrait des professionnel-le-s de la publicité et du marketing pour tout ce qui est mis grossièrement sous l’étiquette « féminisme et justice sociale ». Le résultat ? Des publicités récentes comme celle de Pepsi, Dove ou bien encore H&M, aux apparences philanthropes, altruistes et engagées, mais cachant souvent la réalité des pratiques de certaines compagnies. Le féminisme est devenu cool, le féminisme est pop, le féminisme vend, et le féminisme marketé dévitalise le potentiel incroyable d’un solo movie centré sur Wonder Woman.

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

L’audience disponible, la communauté qui l’entoure, les 51 % de femmes qui peuplent la planète ont un pouvoir d’achat, et certain-e-s ont eu vite fait de le comprendre. Au cinéma, cette tendance se démocratise aussi : les remakes ou les longs-métrages 100 % féminins − à l’écran − se multiplient, Wonder Woman déchaîne son lasso magique dans les salles obscures. Et cette volonté de vouloir refaire, de redémarrer la machine peut se révéler salutaire. Elle permet de reprendre des récits teintés des relents misogynes des époques qui les ont vus naître, de donner davantage de modèles aux enfants, de diversifier et multiplier les voix qui nous sont présentées.

Toutefois, Hollywood, comme la publicité, obéit à un cadre économique très précis. Celui-ci est presque exclusivement entre les mains d’hommes vieux et blancs qui n’aiment pas prendre de véritables risques dans le choix des équipes qui gèrent leurs grosses productions (les risques en question étant à leurs yeux les personnes racisées et les femmes).

Prenons l’exemple de Wonder Woman :

  • Rôle principal : une femme (Gal Gadot)
  • Réalisation : une femme (Patty Jenkins)
  • Scénario : un homme (Allan Heinberg), d’après l’histoire de trois hommes (Allan Heinberg, Jason Fuchs et Zack Snyder)
  • Production : onze hommes et deux femmes

Les crédits révèlent que les équipes d’écriture et de production ont en commun un homme : Zach Snyder. Ce dernier est par ailleurs l’un des principaux producteurs de l’univers cinématographique DC, y compris pour les films à venir. Il n’y a donc aucun doute que son rôle a été déterminant dans le résultat final du Wonder Woman de Patty Jenkins, à tous les niveaux.

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

Le scénario détermine le contenu du film, et la production décide plus ou moins ce qu’il est possible de garder, et surtout de quelle manière. À Hollywood, il n’est pas rare qu’un-e producteur-rice demande la réécriture de certaines scènes ou embauche d’autres scénaristes pour améliorer un scénario qui ne le ou la convainc pas. Au sein de productions substantielles comme Wonder Woman, les producteurs-rices ont généralement le mot de la fin au montage. Les « différends artistiques » entre Michelle MacLaren et Warner Bros. étaient en fait la non-malléabilité de la réalisatrice face aux exigences des matadors hollywoodiens. C’est la politique du money shot. Selon le vieil adage, « it takes money to make money ».

Quel est le champ d’action pour l’actrice principale et la réalisatrice dans cette situation ? Aussi triste que cela puisse paraître, aucun. Le lead féminin et la cinéaste sont des lots de consolation pour un public qui réclame le film depuis longtemps, alors qu’en coulisse, ce sont toujours les mêmes qui tirent les ficelles. L’angle féministe n’est là que pour générer de l’argent. Et après visionnage, cet angle est davantage lié à la qualité iconique et historique de Wonder Woman qu’au long-métrage en lui-même (pour Gloria Steinem, la version la plus féministe du personnage était celle de William Moulton Marston, son créateur, dans les années 1940).

Rituel matinal.

Mais c’est oublier quelque chose de central : le féminisme est incompatible avec le capitalisme. C’est une lutte pour un monde plus égalitaire et plus juste, plus libre également. Et cette « mode », qui arrive lentement jusqu’à nous, détruit une part importante du combat qui alimente le mouvement. Le capitalisme vient tromper le but du féminisme et détourner l’attention du public.

Comment aborder un produit pop culturel comme Wonder Woman, qui se réclame du féminisme (et à raison, au vu de sa longue histoire), alors que la structure du patriarcat est intimement liée à celle du capitalisme, celle-là même qui nous oppresse toutes et tous ? Le XXIe siècle et la naissance du féminisme pop posent de nombreuses interrogations, dont deux sont inévitables : la pop culture peut-elle vraiment être la ligne de front de la lutte féministe, alors qu’un nombre réduit de femmes décide de son paysage ? Et le féminisme est-il donc soluble dans la pop culture ?

 

Le « marketplace feminism » en trompe-l’œil

Le vrai problème n’est pas Patty Jenkins, Wonder Woman, sa tenue, ou le film en soi. Le problème est le système qui nous permet de voir Wonder Woman. Et ce qu’il nous laisse d’elle. Car oui, avoir une femme ou plusieurs au scénario représentait une réelle opportunité de moderniser le récit de cette amazone, de se le réapproprier, plus encore que de confier la caméra à une cinéaste − et pourquoi pas faire les deux, hein, 2017 ? Cette décision aurait sans doute permis de réactualiser le personnage de Diana Prince, de lui donner l’authenticité dont elle est tristement dépourvue et de faire preuve d’une réelle volonté de progrès.

Wonder Woman est pensé comme un objet marketing qui doit rentrer dans le fonctionnement d’un marché de libre-échange. En lissant ce qu’est le féminisme, en simplifiant sa pensée, le mouvement complexe et riche qu’il incarne, en y enlevant une substance qui trouve ses racines dans la radicalisation des idées et le non-compromis dans la lutte, on le dénature et le détruit. Si la reprise du féminisme par le marketing est le signe croissant de son influence, c’est aussi le signal d’alarme nécessaire pour stopper cette mode immédiatement. Tant qu’il y aura essentiellement des hommes pour dessiner le paysage de la proposition culturelle qui arrive jusqu’à nous, le féminisme pop restera creux et insignifiant (comme Wonder Woman).

Ensemble des affiches pour la sortie de Wonder Woman.

Le capitalisme arrive à nous faire penser que l’épanouissement de l’individu-e se fait dans la concurrence et l’enrichissement. Mais le féminisme va au-delà du droit à se voir exploité-e de manière égalitaire par un système qui ne l’est pas. Le concept même du féminisme va à l’encontre de la logique capitaliste, puisqu’il ne s’agit pas là d’une société égalitaire, mais d’une société où certain-e-s s’enrichissent sur le dos d’autres. À une époque où la lecture simpliste des choses est une façon de se désengager d’une forme de réflexion et de la nuance nécessaire à la réception de la culture en général, cela nous expose au danger d’arrêter un processus de questionnement indispensable pour une audience aliénée.

Si l’art doit nous pousser dans nos retranchements, nous nous devons également de pousser l’art dans ses retranchements. La pop culture n’est pas l’équivalent du néant réflexif. Un néant réflexif qui n’existerait pas par ailleurs, puisque l’idéologie hollywoodienne est tout à fait claire, même en ce qui concerne ses plus gros navets. Comme l’écrit merveilleusement Ana Tijoux dans une tribune originellement publiée sur radiovillafrancia :

Le féminisme ne peut être défini en surface, alors qu’il y a un modèle économique qui cherche à en voler son essence et sa force. Le féminisme n’est pas un T-shirt que tu peux acheter dans un magasin. Cette lutte va bien au-delà d’un slogan TV. […] Nous ne pouvons penser au féminisme, l’antipatriarcat, sans l’anticapitalisme, l’antifascisme, l’antiracisme, et la lutte des classes. Toutes ces luttes sont une lutte, et elles demandent une poussée politico-historique d’une coordination parfaite. C’est notre priorité que nous charger de redonner sa puissance au concept du féminisme, et de briser les chaînes de la publicité victimisante et trompeuse.

Si le fait d’avoir davantage de films impliquant des femmes est une bonne chose, ne nous y trompons pas : le féminisme est si complexe qu’il est presque aventureux de parler d’œuvres féministes à Hollywood. Angela Davis a souvent rappelé que l’intersectionnalité du féminisme« nécessairement antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste, anticolonialiste » ne pouvait être ignorée. Dans une interview au Monde, elle précisait qu’« il est évidemment impossible de penser toutes ces questions à la fois, mais il est utile, dans les combats comme dans les analyses, de garder à l’esprit, en toile de fond, ces différentes approches de la notion de justice ».

Wonder Woman, réalisé par Patty Jenkins, 2017. © Warner Bros.

Lorsque l’on regarde un long-métrage destiné à nous divertir comme Wonder Woman, il est plus simple d’essayer de fermer les yeux sur ces questions, que de complexifier la discussion dans un domaine adepte des punchlines. Un tel poids reposait sur les épaules du film − sur celles de sa réalisatrice surtout − à tant de niveaux, et ce avant même sa sortie, que la critique paraît injuste. Mais elle est pourtant nécessaire.

Tout comme le féminisme corpo, le féminisme pop peut se révéler dangereux car extrêmement utile pour le système capitaliste. C’est ce que la cofondatrice de Bitch Media, Andi Zeisler, appelle le « marketplace feminism », soit une « manière de promettre aux détracteurs-trices potentiel-le-s que le féminisme peut exister dans des espaces foncièrement inégaux sans constituer pour eux des changements fondamentaux ». Et c’est au fond ce que représente aujourd’hui Wonder Woman : un film à gros budget confié à une femme, totalement incarné par une actrice, mais géré par des hommes bien intégrés au système excluant, masculin et blanc de Hollywood. Le film est inoffensif à cause de cette mécanique millénaire, voire carrément bénéfique puisqu’il rapporte de l’argent et donne une image progressiste, tout en laissant les femmes sous le plafond de pixels.

Andi Zeisler explique aussi que « dans ce monde […], faire ce qui peut être salué comme le film le plus féministe de la décennie, de l’année ou de l’été signifie, dans la plupart des cas, de simplement réaliser un film qui prend en considération les femmes ». Pour elle, « le marketplace feminism marche sur une sorte d’hyperbole, et […] il est facile de se laisser avoir, surtout si tu veux un peu essayer d’être optimiste quant au changement possible ».

Finalement, l’autrice, dont le rêve a longtemps été la reconnaissance du croisement entre la pop culture et le féminisme, et de leur légitimité respective, se demande ce qui fait d’un objet culturel un objet féministe. Ce n’est pas simplement la réalisatrice ou la scénariste : « Cela pourrait être un film avec un Personnage principal féminin fort® faisant des trucs normalement réservés aux mecs, mais ça pourrait tout aussi facilement ne pas être le cas. » Pour elle, l’erreur est quasi sémantique. Il ne s’agit pas de se demander si tel ou tel film est féministe comme s’il s’agissait là d’une mesure fixe − ce qui tendrait à réduire le long-métrage à un potentiel produit de consommation pour féministes −, mais de pousser notre exigence au-delà des écrans de fumée émis et financés par les sociétés de production, les décideuses.

La forme change, pas le fond. En allant voir Wonder Woman, nous participons à ce système. Nous l’alimentons sans provoquer de changement. Quand une polémique fait éclater la bulle dorée de Hollywood, les décisions pour améliorer la situation – comme dans le cas d’#Oscarssowhite – se font en réaction. Tout comme le choix de laisser une femme réaliser Wonder Woman. La priorité n’est-elle pas alors de continuer à questionner tant la proposition culturelle que son système même ? L’hégémonie d’une idéologie libérale et consumériste ne peut être totalement détachée des films qu’elle produit, des institutions principales qui partagent la culture et le savoir, et décident de leur contenu.

La véritable (r)évolution – et l’optimisme auquel elle s’attache – se trouve dans la démocratisation et l’accessibilité de la critique. Lesquelles permettent le commentaire permanent d’une pop culture finalement mise face à ses contradictions, ses défauts. En 2017, la pop culture est constamment poussée à progresser grâce à un public qui diffère en tout point de ceux qui la détiennent et la façonnent encore aujourd’hui.

 


Toutes les citations d’Andi Zeisler proviennent de son livre We Were Feminists Once.