Dans son premier roman graphique, Banana Girl, Kei Lam retrace sa propre histoire à travers celle de ses parents. Arrivée de Chine à l’âge de 6 ans, elle raconte comment, grâce au dessin, elle a réussi à enfin connecter deux parts d’elle-même que tout tentait de séparer.

 

Il semble que les frontières et leur dépassement, et parfois leur renforcement, soient au cœur de toutes nos discussions actuelles. Matérielles ou abstraites, elles sont partout. Pour chacun-e avec des désirs de meilleurs lendemains, il s’agit de les franchir, de les gommer, et quelquefois de tenter d’enjamber nos propres frontières mentales pour avancer. L’histoire dessinée par Kei Lam dans Banana Girl raconte tout cela.

Le récit de la jeune fille commence à Paris, où son père était installé alors qu’elle vivait à Hong Kong avec sa mère. Celui-ci voulait devenir artiste peintre et affectionnait le travail des impressionnistes, comme Monet ou Renoir. C’est à travers les images recomposées de sa vie de bohème dans un petit appartement et de son quotidien d’auditeur libre aux Beaux-Arts de Paris que Kei Lam efface la frontière du souvenir. Elle appose à ses journées le plan de son minuscule studio, situé rue de Montmartre : une entrée, une kitchenette, un matelas au sol, pas de fenêtre, et les toilettes sur le palier. Les dessins et les couleurs sont sobres, défilant comme naturellement sous nos yeux. Ça et là, deux pages colorées s’offrent à nous pour évoquer la puissance de l’imagination derrière le souvenir.

Kei Lam gagne la France à l’âge de 6 ans, le 5 septembre 1991. Elle et sa mère ne devaient venir que pour deux semaines, mais elles y resteront finalement pour de bon. Sa façon de confronter sa mémoire à son dessin se rapproche de l’univers pictural de Lisa Hanawalt, fabuleuse créatrice de la réalité alternative de la série animée BoJack Horseman. Comme l’illustratrice américaine dans son Hot Dog Taste Test, Kei Lam inventorie les objets et leur donne un sens personnel. Ainsi, son arrivée dans la capitale s’incarne dans quatre éléments précis : sa bouche (dont il lui manquait les deux dents de devant), les chansons de Dany Brillant qui passaient continûment dans l’avion, la tortue cachée au fond de son sac durant le vol, et les minuscules vers couleur sang qui servaient de nourriture à cette dernière, que la petite Kei Lam craignait de ne pas trouver à Paris.

Banana Girl : Jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur, par Kei Lam, 2017. (© Steinkis)

Son installation en France symbolise un nouveau départ involontaire. Elle est scolarisée dans l’école de son quartier, alors qu’elle ne parle pas un mot de français, et ses parents non plus. L’enfant ne peut que comparer ce qu’elle connaît avec ce qu’elle découvre, c’est-à-dire la vie hongkongaise et la parisienne, qui lui paraît bien fade. Peu à peu, elle se familiarise avec une autre existence, qu’elle s’approprie doucement. Pourtant, elle se sent toujours en décalage. Elle erre dans l’entre-deux. La barrière de la langue est évidemment une autre frontière à dépasser, mais, comme le rappelle si justement l’autrice, le langage des enfants, lui, est universel.

C’est sur un coup de tête de son père qu’elle entre à l’école en France. Par un habile jeu de miroir, Kei Lam met en rapport ses impressions d’avant et celles de maintenant, elle les confronte. Le « camembert vs tofu » ou « les autres », cette entité fluctuante qui nous fait face. Encore aujourd’hui, la dessinatrice s’interroge : comment a-t-elle bien pu échapper à la CLIN (Classe d’initiation pour non-francophones) ? Dans son esprit, ce terme était d’ailleurs « clean », une méthode institutionnelle pour séparer français-es et étrangers-ères. Pour laisser l’autre caché-e du regard d’autrui.

Très vite, Kei Lam est victime de racisme : « J’oubliais que j’étais chinoise, sauf quand on me le rappelait », se souvient-elle, alors que sur l’illustration, une fillette lui dit le doigt pointé sur sa tête : « Mais tu as le visage tout aplati !!! » Elle relate aussi ses conversations avec une enfant venant de Chine, qui lui demande si elle parle chinois. Kei Lam explique qu’elle ne le fait qu’à la maison, et que d’ailleurs « si les autres [les] voient ensemble, ils vont encore [les] traiter de chinetoques ». Une manière de rappeler qu’au-delà de l’insulte raciste insupportable, dans notre beau pays, sont seulement accusé-e-s de communautarisme celles et ceux qui n’ont pas la peau blanche. Et ce, dès le plus jeune âge. Cette volonté pour la petite Kei Lam de ne pas être catégorisée contre son gré lui vaut alors la remarque, de la part d’une camarade de classe, d’être « devenue une banane […], jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur ! »

Banana Girl : Jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur, par Kei Lam, 2017. © Steinkis

Banana Girl : Jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur, par Kei Lam, 2017. (© Steinkis)

Le problème de cette obligation à s’assimiler si insidieuse, mais omniprésente, est analysée avec humour et intelligence par l’autrice, même quand celle-ci provenait de ses parents. Elle n’a « jamais cédé. Ni teint [ses] cheveux en châtain ou porté des lentilles de couleur, comme certains Chinois ». Cette réalité, encore méconnue en France, a pourtant été la sienne. Elle nous raconte comment, grâce au dessin, elle a trouvé une échappatoire salvatrice. Son imagination lui a permis d’effacer les frontières psychologiques et sociétales que l’on avait tracées tout autour d’elle à ses dépens.

Ce sentiment de « non-appartenance » est très bien retranscrit par l’histoire de son père et de sa mère, qu’elle conte en images. Le tabou qui entoure leur passé, leur vie en Chine, la Révolution culturelle, l’ordre d’aller travailler dans les champs. Kei Lam nous prend la main pour nous emmener sur la route du souvenir, avec la peur constante d’oublier : Hong Kong, la Chine, la langue chinoise, la culture qui l’a vue naître.

Avec ce livre réconfortant et nécessaire, l’autrice nous remémore que la réalité des récits que l’on montre ou écrit est toujours une question de choix. De ce que l’on décide de garder, mais surtout de ce que l’on choisit d’omettre. Il n’est d’autre vérité que la sienne. Puissante et si peu visible en France quand il s’agit de mettre en avant les voix des personnes asio-descendantes. À celles et ceux qui tentent d’ériger des murs tout au long des frontières, de se replier dans l’ignorance, Kei Lam répond avec une citation d’Isaac Newton : « Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. »

 

Banana Girl : Jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur Couverture du livre Banana Girl : Jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur
Steinkis
31/05/2017
176
Kei Lam
17 €

Kei a grandi en France, partagée entre deux cultures : les dim sum et le camembert, la fête de la Lune et l’Épiphanie, le baume du tigre et l’eau bénite... La vie n’est pas toujours simple pour une petite Chinoise à Paris, mais peu à peu elle se forge une identité faite de ces références multiples. Aujourd’hui, Kei revendique son métissage culturel et assume joyeusement l’étiquette de banane, jaune à l’extérieur et blanche à l’intérieur...