Cette semaine, les femmes de la rédaction prennent la parole à travers des tribunes en réaction aux divers témoignages de violences sexuelles. La pluralité des voix, des ressentis, est indispensable. Aujourd’hui, Patricia se raconte, elle parle de ces agressions visibles, et de celles qu’elle préfère taire. Elle partage sa lassitude, aussi.

 

#MeToo, évidemment. Ça sonne presque comme un aveu. Un aveu d’impuissance pour moi, mais aussi pour mes proches et ma famille. Qui a envie de savoir que ça fait près de vingt ans maintenant que je me retrouve confrontée à des comportements masculins qui n’ont pas lieu d’être ? À 13 ans environ, un inconnu croisé dans la rue m’a montré sa bite. Je suis partie comme une furie, l’insultant comme je pouvais. J’ai décidé de ne pas en parler, j’ai décidé d’en faire quelque chose d’anecdotique : « C’était un taré, c’est tout ». J’ai décidé que je n’aurai pas peur.

D’autres choses ont suivi, des gestes et des paroles, ambigus ou non, qui m’ont laissé comprendre malgré moi que c’était « comme ça », qu’il fallait les tolérer pour avoir le droit de rentrer tard le soir, de s’habiller comme on veut, de faire ce qui nous plaît, et qu’il ne fallait surtout pas provoquer…

On apprend à ne pas provoquer. On apprend à tirer la gueule, à ne pas les regarder, à éviter d’aller seule dans certains endroits. Il ne faudrait pas que ce soit considéré comme une invitation, on ne sait jamais après tout.

Il y a des agressions dont je refuse de parler. Je n’ai pas ce courage moi, pas comme toutes celles qui utilisent #MeeToo et #BalanceTonPorc. C’est personnel, c’est intime, voire honteux. Tant pis, je vous laisse imaginer. Certain-e-s d’entre vous savent très bien de quoi je parle.

Aller au commissariat ? À chaque infraction, à chaque délit ? On prend un abonnement peut-être ? Il faudrait un guichet spécial, parce que si ça arrive à moi, ça arrive à d’autres, et ça peut potentiellement arriver à toutes. Tous les jours, il y aurait des centaines ou des milliers de meufs qui viendraient se plaindre dans les commissariats. Se plaindre, se plaindre, ressasser, être une victime, des milliers de victimes. Mais qui a envie d’être considéré comme une victime ? UNE victime…

Je savais déjà que je n’étais pas la seule à vivre ça. Je le savais parce que c’est tacite, on n’a même pas besoin d’en parler entre nous. Pas tous les jours non plus, et heureusement, car si c’était le cas, je crois que je préférerais me terrer chez moi, ou j’essaierais de devenir une ombre. J’ai peut-être même déjà essayé, mais je n’y suis pas arrivé. On essaie d’oublier, puis d’éviter, on essaie de réajuster son comportement, on essaie de résister, on essaie d’expliquer. On essaie tout.

Une somme de témoignages, de milliers, de millions de témoignages, rend compte d’un fait social. Ce concept a été défini par Émile Durkheim dans son ouvrage Les Règles de la méthode sociologique, paru en 1895 : « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » Cette avalanche de #MeeToo et de #BalanceTonPorc en devient étouffante pour nous tou-te-s, mais sachez que les femmes, plus particulièrement, étouffent chaque jour. Libérer la parole, c’est nous libérer nous-mêmes. Mais il faut toujours rappeler que l’on n’est pas responsables. Jamais. Quoi que l’on fasse, et peu importe à quoi l’on ressemble, nous sommes pour certains hommes des proies, des trophées, des choses à utiliser ou à posséder, des êtres faibles à protéger.

Il y a quelques mois, je rentrais, il était tard, et un inconnu a décidé de me raccompagner jusque chez moi. « Pourquoi ? » lui ai-je demandé, « Pour te protéger » m’a-t-il répondu. Je lui ai expliqué que c’était bien gentil, mais que non, je n’en avais pas besoin, que j’étais suffisamment grande, et que de toute façon, j’étais bientôt arrivée et qu’il pouvait disposer. Étant donné que ce prévenant jeune homme continuait de marcher à mes côtés, j’ai commencé à avoir la frousse. J’ai trouvé un porche dans lequel m’engouffrer, lui laissant croire que c’était ma destination. J’ai attendu derrière, en fumant clope sur clope, espérant qu’il serait parti quand je déciderai de vraiment rentrer chez moi, à quelques centaines de mètres de là. Il était prévenant, mais pas patient. J’ai alors pu retrouver le confort et la sécurité de mon domicile. Soulagement.

Il n’y a pas eu de mal finalement, mais comment savoir sur le moment s’il était prêt à m’agresser ? Et si j’avais réagi trop frontalement ? Comment savoir s’il allait me suivre jusque chez moi ? Il aurait ensuite pu connaître mon adresse, et revenir. Il y a quelques semaines, je me suis rendu compte que depuis cette histoire, je ne portais plus de jupe. C’est comme ça que l’on essaie de se protéger inconsciemment d’une éventuelle menace… Qui n’a pas lieu d’être.

C’est quoi la prochaine étape ? Arrêter de me maquiller, de me laver les cheveux ? Porter des joggings, me déplacer en meute ? Quoi que l’on fasse, ça sera toujours là, et surtout quand l’on ne s’y attend pas. Je ne veux pas avoir peur, je veux me déplacer librement à toute heure du jour ou de la nuit. Comme vous, les hommes !

Un ami me disait l’autre jour qu’il ne croyait pas une seconde en la dureté de la condition féminine, que tout dépendait du milieu social. Et pourtant, je sais à quel point il se considère sensible au sort des femmes. Ce qui est difficile, lui ai-je rétorqué, c’est que les hommes nous imposent nos mœurs, nous limitent l’accès à l’espace public, nous jugent, nous dévalorisent, et j’en passe. C’est le système qui veut ça. Pas toi, en particulier.

Comment ? Ben, comme ça. En nous imposant des contacts, des regards, des insultes, des agressions, et en nous en faisant porter la culpabilité. Parce qu’après tout, si on en est là, c’est qu’on l’a bien cherché. Fallait pas se retrouver à cet endroit-là et à cette heure-ci en si mauvaise compagnie, et fallait pas s’habiller comme ça. Fallait pas boire et s’amuser. Fallait juste sourire (ou ne pas sourire), regarder son téléphone, faire semblant d’écrire ou de téléphoner. Fallait pas mettre de jupe, se (dé)colorer les cheveux, porter de bijoux, se maquiller. Enfin si, mais pas trop. Faut pas avoir l’air comme ci, ou comme ça. Ne réponds pas de cette manière. Réfléchis un peu avant de parler. Mais pas trop, parce que le silence vaut consentement − quand il n’est pas pris pour du mépris.

Ça fait quoi, vingt ans, si ce n’est plus, que t’es prévenue, et t’as toujours pas compris ? T’es bonne (soit flattée, c’est un compliment), mais t’es peut-être un peu conne aussi (c’est normal, t’es blonde). Sois belle, mais pas trop, sois libre, mais pas trop, sois aimable, mais pas trop, sois forte, mais pas trop, sois intelligente, mais pas trop. Injonctions contradictoires à être et à paraître.

Vous allez me dire que vous aussi, vous devez être gentils, mais pas trop, virils, mais pas trop, cultivés, mais pas intellos, drôles, mais pas lourds, sensibles, mais pas faibles, tout ça, tout ça. Je suis bien d’accord. La différence, c’est que vous risquez nettement moins d’agressions, de gestes et de paroles déplacés que nous.

Non, cela ne dépend pas du milieu social, ça se retrouve partout, dans toutes les couches de la société. Les statistiques relatives aux violences faites aux femmes, sexuelles ou non, sont parlantes : dans le monde, 70 % des femmes de 15 à 44 ans y sont confrontées au cours de leur vie. Et ce chiffre ne tient pas compte des violences verbales et autres formes d’assujettissement. On pourrait certainement atteindre les 100 % tellement c’est diffus, étouffant.

Annabelle Gasquez a écrit dans sa tribune pour Deuxième Page : « Le problème vient de ces hommes, eux, et je suis lasse de les cajoler, de prendre le temps de leur expliquer que non, cela ne se fait pas, que non, ceci n’est pas bien. Je ne suis pas là pour vous éduquer, je ne suis pas là pour porter vos doutes et questionnements. Je me trimballe déjà les miens tous les jours, et je supporte constamment le poids insoutenable de vos actions. »

Que dire de plus ? Non, bien sûr que l’on ne va pas vous éduquer messieurs, bien sûr que ce n’est pas notre rôle. Et puis, vous êtes adultes, vous devez savoir vous contrôler, et vous devriez avoir appris la politesse, le respect et le consentement. Cela vous plaît d’être traités comme des enfants ? Peut-être. Seul-e-s les vrais enfants sont éducables. Si nous les éduquons avec attention et considération, alors nous réussirons tou-te-s à transmettre à la génération suivante que les femmes ne sont pas des objets consommables. Nous avons, comme vous, le droit d’être et de paraître comme bon nous semble.

 


Image de une : Pink Smoke. © DoraIIngrid