Aurore se plonge dans les souvenirs d’un séjour à Moscou. Et l’inévitable retour qui la porte sur les routes de la mémoire et des lectures regrettées.

 

Le RER B. Je laisse courir le premier train et choisis le second afin d’éviter ces corps tout rabougris contre la vitre et inconfortablement insérés entre les éléments du wagon ; j’ai le temps avant mon vol vers le Soleil. J’aime Paris du fond de mes labyrinthiques entrailles, mais je déteste ce voile gris que la ville finit toujours par déposer sur le visage des gens et des immeubles, alors souvent je la quitte pour aller chercher la lumière.

J’emporte avec moi de la lecture solennelle. Il y a un siècle, cette année, les rouges chassaient les blancs en Russie. Le Courrier international parle des cendres du socialisme à la soviétique, et pendant que je tourne les pages d’un passé regretté, je vois le soleil se coucher à travers le hublot de l’avion. Je me dis qu’il s’échappe bien vite le flibustier, alors que je pars pour le retrouver. Je récupérerai mon butin demain, sur le bateau en direction des îles. Tandis que j’étale avec une toute petite gourmandise les ingrédients de mon plateau-repas sur un bout de pain décongelé, je me rappelle l’avoir aussi beaucoup cherché en Russie, cet astre salvateur. À Moscou, je tentais de capter les signes réconfortants de sa présence autour des étangs du Patriarche, là où débutèrent les discussions théologiques du maître et de Marguerite. Souvent, je ne trouvais pas la chaleur de sa toute-puissance, je ne pouvais qu’imaginer l’ombre de sa présence derrière un lourd immeuble stalinien ou un ciel bien bas.

Le lendemain, je décidai de délaisser ces lectures glaciales, comme pour invoquer la venue de Son Altesse. Mes incantations furent un succès. Lire Samarcande le fit venir. Il ne me quitta plus des vacances. De peur de le froisser, j’adaptais avec ruse et diplomatie les morceaux musicaux et littéraires à sa Grandeur. Le matin, j’accompagnais sa venue avec les Beatles, et le soir, j’escortais son départ avec monsieur Trenet. C’était la ritournelle de notre quotidien. Nous étions déjà un vieux couple, mais doucement heureux-se de se quitter et de se retrouver chaque jour. Il me gratifiait de sa bienveillante ardeur lorsque je sortais de l’eau ou que je devais composer avec la fraîcheur trop vivifiante d’Éole. Nous étions heureux-se.

Je n’ai rien vu venir, un beau matin alors que Paul, George, Ringo et John s’exécutaient, tu m’as quittée. J’étais de retour rue de Belleville, et toi tu m’as laissée. Pas un signe, pas un mot, t’ai-je offensé mon amour ? Je suis en deuil, laissez-moi du temps pour sombrer dans une tristesse nécessaire. Je lirai L’Œuvre au noir ce soir.

 

Œuvres et lieux cité-e-s (entre autres) :

  • Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov, 1967
  • Le Courrier international, « Hors-série Russie : Les héritiers de la révolution »
  • Samarcande, Amin Maalouf, 1988
  • L’Œuvre au noir, Marguerite Yourcenar, 1968
  • « Here Comes the Sun », Abbey Road, The Beatles, 1969
  • « Le Soleil et la Lune », Charles Trenet, 1939
  • Paris
  • Moscou