Aujourd’hui, « The F-World » fait le portrait d’une femme complexe, dont l’engagement a commencé aux côtés des socialistes et l’a menée jusqu’à la foi catholique : la militante américaine pour la justice sociale Dorothy Day.

 

« We have all known the long loneliness and we have learned that the only solution is love and that love comes with community. »1 – Dorothy Day, The Long Loneliness, 1952.

Dorothy Day est née le 8 novembre 1897 à Brooklyn, New York. Pourtant, c’est à San Francisco puis à Chicago qu’elle grandit au sein d’une famille de la classe moyenne plutôt agnostique. Très tôt déjà, un sentiment de révolte naît en elle. La pauvreté et l’injustice questionnent chacun de ses pas. En 1914, Day intègre l’Université de l’Illinois grâce à une bourse et rejoint le Parti socialiste de la ville d’Urbana. Au bout de deux ans, elle abandonne la fac pour partir vivre à New York. Au cœur du Lower East Side, la jeune femme prête sa plume à des journaux socialistes comme The New York Call, The Liberator et The Masses. Elle traite de sujets aussi vastes que la contraception, la famine, les bidonvilles, les mouvements pacifistes et la grève des loyers. Dorothy Day mène une vie libre et engagée, que certain-e-s qualifieront de « bohème ». Mais ce quotidien n’est pas toujours simple, il exige une implication concrète. La détresse et la misère sociale rythment ses journées, bien que dans le bastion de la culture, le toujours bouillonnant Greenwich Village, la militante côtoie des activistes, des artistes, des journalistes et des auteurs-rices de gauche.

En 1917, Day est arrêtée brutalement par la police lors d’une manifestation devant la Maison-Blanche en faveur du droit de vote des femmes. En isolement à la prison d’Occoquan, elle se réconforte en lisant des psaumes qui « expriment la terreur et la misère d’un homme soudainement accablé et abandonné. La solitude et la faim et l’épuisement de l’esprit : voilà ce qui a aiguisé mes perceptions de sorte que je souffre non seulement de mon propre chagrin, mais aussi du chagrin de celles et ceux qui m’entourent. Désormais, je n’étais plus moi-même. J’étais l’homme. Je n’étais plus une jeune fille faisant partie d’un mouvement radical voulant rendre justice pour les opprimé-e-s, j’étais les opprimé-e-s. J’étais cette toxicomane, criant et s’agitant dans sa cellule, se frappant la tête contre les murs. J’étais cette voleuse qui pour sa rébellion a été condamnée à l’isolement. J’étais cette femme qui avait tué ses enfants, qui avait assassiné son amant2 ». Cette détention est déterminante pour Day : l’expérience brutale de la prison, les mauvais traitements et la violence de la police et des geôliers ont fait grandir son empathie à l’égard des plus pauvres, des personnes fragiles, des condamné-e-s, des opprimé-e-s.

Des années plus tard, dans son roman très autobiographique The Eleventh Virgin (1924), Dorothy Day revient sur cette période de sa vie new-yorkaise. Par le biais de la fiction, elle raconte aussi son avortement, suite à une aventure passionnée et malheureuse avec un journaliste. Elle a alors 21 ans. C’est en s’engageant qu’elle a finalement trouvé la foi, mais c’est après la naissance de sa fille Tamar Theresa en 1926 qu’elle décide de se convertir au catholicisme. Et pour elle, ce choix n’est que la confirmation de son engagement. C’est un appel éprouvé comme un sacrifice incontournable, nécessaire à une existence de dévouement. En 1927, à l’âge de 30 ans, elle est baptisée.

En 1933, Dorothy Day cocrée avec Pierre Maurin le journal The Catholic Worker et le Catholic Worker Movement (ou « Mouvement catholique ouvrier » en français). Ces démarches naissent en réaction aux ravages de la Grande Dépression. Le journal traite entre autres des conditions de travail des ouvriers-ères. Des hospices et des « maisons de l’hospitalité » destiné-e-s à aider localement les populations défavorisées voient le jour dans les quartiers les plus pauvres de New York, ainsi que des « fermes communautaires ». Pour Day, il s’agit de mener une action directe. Et le mouvement ne tarde pas à prendre de l’ampleur, bien au-delà des frontières étasuniennes. Des communautés indépendantes – affiliées au Catholic Worker Movement – se créent. En 1941, on en compte plus de 30. Loin d’avoir abandonné ses convictions socialistes, la même année – suite à la déclaration de guerre des États-Unis à l’Empire du Japon – Dorothy Day appelle à l’opposition dans un discours devant la Liberal-Socialist Alliance à New York :  « Nous devons renoncer à la guerre comme instrument politique…. Au moment où je vous parle, il se peut que je sois coupable de ce que quelques hommes appellent “trahison”, mais nous devons rejeter la guerre… Les jeunes hommes devraient refuser de prendre les armes. Les jeunes femmes devraient déchirer les affiches patriotiques. Et vous tou-t-es – jeunes et vieux –, devriez ranger vos drapeaux3 ».  Tout au long de sa vie, Day pratique la désobéissance civile – elle refuse par exemple de payer les taxes fédérales participant grandement au financement des guerres – et est arrêtée 3 fois entre 1955 et 1973.

Dans les années 1960, la vision de Dorothy Day sur les droits des femmes semble cependant moins féministe qu’auparavant. Celle qui dans sa jeunesse vivait librement a désormais un regard partagé sur la contre-culture, et spécifiquement sur la révolution sexuelle, la contraception et l’avortement. La morale catholique est aussi la sienne, et cela a évidemment des conséquences. Pour autant, dans sa militance, ses interrogations et opinions sur ce qu’elle appelle « la morale sexuelle » sont loin d’être au centre de ses préoccupations, et ne l’empêchent pas de critiquer l’institution religieuse et certains de ses acteurs les plus visibles. Au quotidien, la travailleuse sociale est auprès de celles et ceux dans le besoin, peu importe leur histoire. Dans sa nécrologie, Alden Whitman du New York Times explique que si Day était « théologiquement traditionaliste », elle était « radicale en matière de justice sociale, de relations interraciales, de pacifisme et d’opposition consciencieuse au service militaire ». Jusqu’à son dernier souffle, Dorothy Day s’occupe du Catholic Worker Movement et c’est dans l’une des maisons du Maryhouse à New York (où elle vit dans une petite chambre) qu’elle meurt d’une crise cardiaque le 29 novembre 1980.

Aujourd’hui, il existe plus de 200 maisons affiliées au Catholic Worker Movement ainsi que des soupes populaires, des lieux communautaires venant en aide aux populations locales. Gérées de façon autonome, ces structures reposent sur les principes chers à Day, lesquels s’expriment notamment dans des œuvres de miséricorde et la pauvreté volontaire. Aucune de ces maisons n’est rattachée à l’État ou à l’Église. Et le journal, lui, continue ses publications.

Day est souvent considérée comme une anarchiste. Sa volonté de transformer la société par en bas en prônant la non-violence, la paix, l’antimilitarisme et l’entraide rejoint quelques-unes des thèses essentielles de ce mouvement. Plus jeune, c’est d’ailleurs en lisant Peter Kropotkin et Léon Tolstoï qu’elle enrichit ses connaissances au sujet de l’anarchisme, qu’elle étudie aussi à l’université. Selon elle, beaucoup d’anarchistes l’identifiaient comme telle parce qu’elle avait été emprisonnée « 11 fois, et [qu’elle avait] refusé de payer les impôts fédéraux sur le revenu et [qu’elle n’avait] jamais voté ». Pour toutes ces raisons, écrit-elle, « ils m’acceptaient comme une anarchiste », mais ajoute : « il n’y avait pas de temps pour répondre à cet immense désaccord qui était dans leurs esprits : comment peux-tu concilier ta foi en l’Église monolithique et autoritaire – qui semble si éloignée de Jésus qui n’avait “pas d’endroit où reposer sa tête” et qui a dit “vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres” – avec ton anarchisme ? » Mais pour Day, il ne s’agissait pas là d’un paradoxe. Elle voyait la présence de Dieu en ces anarchistes, « car ils et elles se sacrifient à travailler pour un meilleur ordre social en faveur des plus misérables sur cette terre4 ».

Ce qui est sûr, c’est que cette mère qui a élevé seule sa fille – née hors mariage, cette journaliste militante, essayiste, amie des communistes, brièvement scénariste à Hollywood, emprisonnée à plusieurs reprises pour ses idées, ayant eu recours à un avortement illégal et pratiquant la désobéissance civile, est loin de l’image archétypale que l’on se fait d’une catholique dévouée. Dans sa vie, Dorothy Day a entre autres manifesté pour les droits des femmes, contre les guerres, le racisme, l’antisémitisme et l’utilisation des armes nucléaires. C’était une personne complexe à la plume élégante, inclassable. Mais une chose est incontestable : du début à la fin, Dorothy Day a lutté pour une justice économique et sociale radicale, et a vécu en accord avec ses idéaux. Et certains de ses combats résonnent encore avec force dans un XXIe siècle au bord du gouffre.

 


Si tu comprends l’anglais, n’hésite pas à écouter l’émission de NPR consacrée à Dorothy Day ou à regarder le documentaire Dorothy Day: Don’t Call Me a Saint. Et pour en savoir plus, tu peux aussi lire l’interview de la Revue Ballast sur les convergences entre le socialisme et les Évangiles.


« Nous avons tou-te-s connu la longue solitude et nous avons appris que la seule solution est l’amour et que l’amour vient de la communauté », From Union Square to Rome, Chapitre 1, Dorothy Day, 1938.

« […] that expressed the terror and misery of man suddenly stricken and abandoned. Solitude and hunger and weariness of spirit — these sharpened my perceptions so that I suffered not only my own sorrow but the sorrows of those about me. I was no longer myself. I was man. I was no longer a young girl, part of a radical movement seeking justice for those oppressed, I was the oppressed. I was that drug addict, screaming and tossing in her cell, beating her head against the wall. I was that shoplifter who for rebellion was sentenced to solitary. I was that woman who had killed her children, who had murdered her lover. »

« We must renounce war as an instrument of policy… Even as I speak to you I may be guilty of what some men call treason. But we must reject war… You young men should refuse to take up arms. Young women tear down the patriotic posters. And all of you—young and old—put away your flags », citée dans From Megaphones to Microphones: Speeches of American Women, 1920-1960, 2003.

On Pilgrimage, The Catholic Worker, Dorothy Day, 1974.