Il y a quelques semaines de cela, attablée à la terrasse intérieure de l’hôtel Grand Amour dans le Xe arrondissement de Paris, Lisa Durand a pu longuement discuter de Leave No Trace avec sa réalisatrice, Debra Granik, mais aussi de son rapport au milieu du septième art et aux changements que celui-ci connaît depuis plusieurs mois. Sept ans après le succès de Winter’s Bone − qui révéla Jennifer Lawrence −, la cinéaste nous livre sa vision du cinéma et son combat sans relâche pour les femmes : entre relations filiales complexes, système hollywoodien trop mathématique et sororité.

 

Leave No Trace est une adaptation littéraire (L’Abandon de Peter Rock, éditions Rue Fromentin, 2012), comme l’était déjà votre long-métrage Winter’s Bone (Un hiver de glace de Daniel Woodrell, éditions Rivages, 2007), sorti en 2011. Pourquoi privilégier l’adaptation de romans ?

Quand on travaille dans l’industrie du cinéma, les gens vous envoient inévitablement des livres. Souvent, il y en a plein qui ne m’intéressent pas. Mais ces deux-là, quand je les ai lus, j’ai tout de suite senti l’aspect visuel, les détails, l’atmosphère. Les personnages féminins me plaisaient beaucoup. Avec cette histoire, j’avais l’occasion de faire comprendre et voir le monde à travers les yeux d’une jeune femme. Il y avait de bons ingrédients dans ces deux romans. Le scénario n’est pas mon point fort, mais je suis une excellente observatrice.

 

Comment avez-vous envisagé le mode de vie choisi par les personnages de Leave No Trace ?

Le père, Will, ne se sent pas bien dans la culture mainstream, il n’est pas stimulé par toutes les alertes de ce monde dématérialisé. Il n’a pas envie de participer et d’investir dans tous ces appareils. Cet homme a trouvé une structure stable, où il peut être un bon éducateur pour sa fille, Tom, même si celle-ci a ses limites. Ce mode de vie sobre et minimaliste n’est à la base pas néfaste, car il parvient à subvenir aux besoins de son enfant et aux siens. Ses intentions ne sont pas malveillantes, mais il se rend vite compte de l’extrémisme de son mode de vie…

Leave No Trace, réalisé par Debra Granik, 2018. © Condor Distribution

 

Surtout quand sa fille le remet en question ?

Oui, elle grandit. Et même si elle n’a pas d’autres modèles pour comparer, elle va devoir le confronter et avoir une conversation avec lui à ce sujet. Par ses actions, elle s’ouvre et s’intéresse au monde, elle devient curieuse. Tom ne veut pas que cette nouvelle liberté, que cette nouvelle curiosité soit contrôlée par son père. Elle doit se heurter à lui pour lui faire comprendre qu’elle devient indépendante, qu’elle est une personne à part entière.

 

Avec Leave No Trace, vous vous penchez à nouveau sur une relation père-fille. Dans Winter’s Bone, il n’était physiquement pas présent, mais il planait sur tout le film. C’est un sujet qu’il vous tient à cœur de traiter ?

Le thème semble très intentionnel, mais c’est en réalité une pure coïncidence. Je n’ai pas cherché un autre roman avec cette problématique par envie personnelle. Beaucoup de gens me disent qu’il n’y a pas de hasard, mais je n’ai pas d’explication rationnelle. Comme vous l’avez dit, c’est intéressant qu’un père ne soit pas physiquement présent, mais que l’autre le soit. Ils ont cet immense impact sur leur fille, comme des ombres dont il faudrait se séparer.

Leave No Trace, réalisé par Debra Granik, 2018. © Condor Distribution

 

Pourquoi faire le choix de protagonistes féminines dans vos films ?

Au départ, les filles sont présentes dans les romans. Et ça me donne une bonne excuse pour construire mes castings autour d’actrices émergentes, qui me motivent à leur confier le rôle.

C’est vrai que je mets souvent en valeur des personnages féminins, mais en même temps, il y a déjà tellement d’histoires avec de jeunes protagonistes masculins… J’ai donc une sorte d’obligation à représenter des femmes et des filles dans mon cinéma. J’ai le sentiment qu’énormément de grandes histoires littéraires – les plus célèbres – ont été écrites du point de vue masculin, avec un regard masculin. Nous avons pourtant de grandes autrices, ainsi que des auteurs hommes qui ont essayé d’injecter un vécu féminin dans leurs romans.

 

Vous parlez beaucoup de points de vue masculin et féminin, alors que nous sommes en pleine remise en question des genres. 

Parce que, aujourd’hui, les gens s’intéressent davantage aux genres, sur les manières de les changer, de les renverser, et ce afin d’être eux-mêmes. Nous sommes né-e-s avec un sexe biologique, et celui-ci affecte tout : la façon dont les personnes nous voient, dont elles nous traitent, et comment nous nous plaçons dans le monde. À mes yeux, la perspective de chacun-e est donc d’autant plus déterminante.

 

Vous êtes connue pour travailler avec des acteurs et actrices qui ne sont pas professionnel-le-s. Vous avez notamment révélé Jennifer Lawrence au début de sa carrière. S’agit-il d’une volonté de votre part ?

Dans le cas précis de Jennifer et de Thomasin McKenzie, elles avaient déjà joué dans des longs-métrages avant de tourner avec moi, elles n’étaient simplement pas très connues. Et quand on réalise avec un petit budget, il est très utile d’avoir une personne avec un minimum d’expérience car le travail est très dur. Dans ces deux films, le personnage principal porte toute l’histoire sur ses épaules. Ce serait donc compliqué d’avoir une telle exigence vis-à-vis de quelqu’un-e sans aucune expérience.

Cela dit, j’aime le faire quand il s’agit de distribuer les seconds rôles. Je prends souvent des non-professionnel-le-s, et ainsi, en plateau, j’ai de vrai-e-s professeur-e-s, des avocat-e-s, des assistantes sociales qui jouent leur propre fonction. Par exemple, dans Leave No Trace, Susan Chernik était parfaite pour le rôle de l’apicultrice, puisqu’il s’agit de son métier. Il me fallait une personne qui soit à l’aise avec les abeilles pour faire un travail de transmission auprès de cette jeune fille, qui puisse se connecter à Thomasin McKenzie. Et c’était elle.

Winter’s Bone, réalisé par Debra Granik, 2018. © Pretty Pictures

 

Vous êtes également connue pour tourner en décors naturels, quasiment sans artifices ou ajouts. Qu’est-ce que cette exigence apporte à vos œuvres ?

Les films sociaux réalistes bénéficient d’une meilleure crédibilité quand ils sont tournés en extérieur, on ne peut pas raconter ces histoires en studio. Ils doivent contenir un réalisme authentique, un réalisme des détails. Il faut qu’ils soient vécus et habités, que l’on puisse sentir les textures. Mon équipe demande toujours la permission pour entrer chez les gens. J’aime l’idée d’avoir accès à des détails que je ne pourrais pas imaginer moi-même. J’aime voir comment tout est fait. Pour toutes ces raisons, je ne pourrais pas faire de films en studio.

 

Vous montrez des personnages aux modes de vie alternatifs vivant en marge de la société, voire en autarcie. Qu’est-ce qui vous attire chez eux ?

On a déjà raconté tellement d’histoires sur des personnages riches et célèbres, des quêtes grandioses, et ce n’est pas une réalité pour beaucoup d’entre nous. On ne résout pas nos problèmes avec un flingue. Toutes les histoires n’ont pas besoin d’être racontées par le biais du sensationnel et de la violence. C’est important que quelques réalisateurs et réalisatrices montrent d’autres aspects de l’existence. Et je m’inclus fièrement dans ce groupe-là.

 

Les thématiques de la famille et de la communauté sont récurrentes dans vos films. Pourtant, vos personnages féminins doivent généralement se trouver et s’accomplir en s’opposant souvent violemment à ces structures. Pourquoi ?

Je pense que toutes mes histoires ne sont pas résolues de cette manière. Par exemple, dans Winter’s Bone, Ree ne quitte finalement pas sa famille. Cela dit, elle se bat avec elle pour gagner sa liberté et son indépendance.

Je pense que ce schéma d’émancipation est conditionné par tout ce que l’on assène généralement aux femmes et aux filles, par ces patriarches qui veulent leur imposer une ligne de conduite, un mariage, ou leur disent si elles doivent voter ou pas. Ce sont finalement des siècles d’oppression féminine, et c’est définitivement time’s up pour tout ça. Les femmes doivent se battre pour elles-mêmes et ne pas écouter les autres.

Winter’s Bone, réalisé par Debra Granik, 2018. © Pretty Pictures

 

Time’s Up est-il un mouvement important à vos yeux ?

Je dirais qu’il fait bouger les lignes. Il est impossible de voir la même chose se répéter encore et encore au fil du temps sans que la culture ne soit vraiment contaminée, limitée par cela. Time’s Up, c’est presque comme un cadeau dans cette culture viciée. L’hypersexualisation des femmes, c’est épuisant, fastidieux et stupide. Celle-ci ne leur ouvre pas beaucoup d’opportunités, elle les maintient vraiment en bas de l’échelle sociale.

 

Quel a été l’effet de Time’s Up sur le cinéma indépendant ?

Je vais exagérer et simplifier car Time’s Up a affecté beaucoup de gens humbles qui ont des boulots importants. Mais les populations pauvres qui ont été victimes de la crise financière de 2008 vous diront qu’elles étaient déjà pauvres avant, et que l’après n’a pas changé grand-chose, ça n’a pas autant bouleversé les choses que pour les populations riches. C’est un peu le même constat pour l’instant dans l’industrie avec Time’s Up.

Évoluant dans le système indépendant, je n’ai personnellement jamais cherché un boulot auprès d’un pervers qui a commis d’immondes abus sexuels. Je ne l’ai jamais rencontré, je ne suis jamais allée dans une chambre avec lui. Je suis heureuse que beaucoup de femmes aient décidé de prendre la parole et de signaler ses abus. Les hommes ont eux aussi leur part à faire. On ne peut pas contrôler les actions des autres, mais on peut contrôler nos réponses. Le fardeau n’est pas réservé exclusivement aux femmes, mais elles ont un rôle capital à jouer.

 

Vous travaillez avec la même productrice, Anne Rosellini, sur tous vos films. Existe-t-il de la sororité dans le septième art ?

Bien sûr. Par exemple, si on lit quelque chose toutes les deux et que l’on est écœurées, je n’ai pas besoin de prendre des pincettes.

Une fois, on m’a envoyé un scénario sur l’étrangleur de Boston. Je me suis sérieusement posé la question de l’adaptation, car j’avais été impressionnée par l’écriture. Je me suis dit que je ne pouvais pas montrer de femmes mortes nues, même si, pendant un moment, j’ai eu le fantasme de faire ce film en changeant le point de vue, en faisant de la femme du héros détective l’héroïne. Et ma productrice m’a dit non. Pourquoi raconter cette histoire en la tronquant, la contournant et la réécrivant, alors que je pouvais trouver quelque chose qui me correspondait mieux ? Je pensais pouvoir intégrer le système avec ce stratagème de cheval de Troie, mais ce n’était pas moi.

 

Il y a donc des sujets tabous dans votre cinéma ?

C’est plus une histoire de traitement. Il y a des sujets que je ne toucherai jamais. Je me sentirai mal de participer à ce genre d’histoires, qui me répugnent rien qu’à la lecture et qui perpétuent la dégradation des femmes et de leur corps.

 


Image de une : Sur le tournage de Leave No Trace, visuel réalisé par Deuxième Page. © Bleecker Street Media