Publié en 1998 et sorti en France l’année dernière aux éditions Cambourakis, Éléni, ou Personne, de l’autrice Rhéa Galanaki, dresse un portrait poétique de la première peintre grecque qui, au XIXe siècle, est allée étudier son art en Italie. Chronique.

 

Éléni Boukoura-Altamoura est née en 1821 à Spetses, en Grèce. Elle y meurt en 1900, à l’âge de 79 ans. Entre-temps, elle peint, voyage, se crée une autre identité, étudie, tombe amoureuse, fait des enfants, se marie, se sépare, perd ses enfants, se réfugie dans le silence et la spiritualité, parle aux mort-e-s et finit par les rejoindre. Et durant tout ce temps, enflent autour d’elle des rumeurs de sorcellerie et de folie.

Initialement, ce qui donne envie d’explorer Éléni, ou Personne, c’est le parcours de cette femme qui a dû s’extraire de sa condition de personne oppressée pour faire ce qui lui plaisait. Afin de pouvoir étudier la peinture (suivre les cours, dessiner des corps nus, obtenir un diplôme…) en Italie, Éléni devient Personne, son double masculin. Elle jongle entre ses identités tant que cela est nécessaire. Dans sa vie sentimentale également, la jeune femme fait des choix sortant de l’ordinaire et assez osés pour l’époque.

Rhéa Galanaki nous permet ainsi d’imaginer sa vie, de nous confronter aux étapes et aux difficultés qu’elle a rencontrées et nous montre la façon dont elle a réussi à les contourner ou les dépasser. Grâce à la fiction, l’autrice grecque amène le lectorat dans le passé. Elle ne se contente pas de décrire l’existence de la peintre, elle lui donne également une voix, met des mots sur les pensées et les émotions qui devaient la traverser.

Construit en trois parties, ce roman de près de 400 pages peut paraître impressionnant mais se dévore rapidement. Dans le premier segment – écrit à la troisième personne du singulier –, l’écrivaine raconte l’enfance et l’adolescence d’Éleni, sa famille, sa découverte de la peinture, et déjà sa volonté hors du commun. Quand elle se rend en Italie pour étudier, la jeune fille prend la parole. C’est alors que s’ouvre le deuxième segment de son récit, à la première personne du singulier donc, où se mêlent le passé et le présent. Rhéa Galanaki nous plonge au cœur des souvenirs d’Éleni. La dernière partie du roman, de nouveau à la troisième personne du singulier, nous raconte la mort de la peintre et les semaines qui suivent, alors que ses proches prennent la mesure de ce qu’a été son existence.

Et dans tout ce que cette femme de valeur a écrit sur les Éléni que j’ai été, en glanant dans les rumeurs ou en m’écoutant, à savoir que j’étais une martyre de l’art, une spirite rêveuse, une artiste majeure de la Grèce moderne, une adoratrice de l’idéal, une morte parmi les vivants et une vivante parmi les morts, une invite à la commisération ou aux sourires pour les esprits pratiques ou prosaïques, une oubliée, une ignorée, un volcan en éruption ensevelie sous ses propres flammes, une vie passée dans les éclairs d’une incessante tempête, je me suis arrêtée seulement sur un petit mot qui apparaît deux fois dans son article.
Le mot « énigme ».
(page 162)

En arpentant les différentes périodes de la vie d’Éléni, l’autrice se concentre en priorité sur les ressentis de la peintre, sur ses choix et ses regrets. Il semble que l’on entre véritablement dans la tête de l’artiste – ou en tout cas dans ce que la plume qui nous la dévoile en imagine –, et en ressort principalement une certaine nostalgie et une tristesse latente. Son style – dans la traduction française – est très poétique, ce qui amplifie cette impression.

Finalement, en se penchant sur cette figure historique grâce au genre du roman, l’autrice ne raconte pas le parcours d’Éléni et les obstacles qu’elle rencontre de manière factuelle, ou même détaillée. En tant que lecteur ou lectrice, on aimerait en savoir davantage. L’histoire semble parfois un peu survolée et aurait mérité un approfondissement, afin de bien comprendre le contexte de cette société, et la réalité de l’existence d’Éléni. Quelles sont les conséquences de la révélation de sa véritable identité ? Quelles difficultés a-t-elle rencontrées pour  obtenir le statut de peintre ? Comment a-t-elle accédé au poste de professeure de peinture ? Le roman évoque ces questions et donne des pistes de réponse, mais toujours de façon sibylline. Toute la force et le courage d’Éléni sont effleurés, comme des évidences, alors qu’ils auraient mérité d’être mis en avant, exposés au grand jour.

Ces insuffisances n’enlèvent rien à l’exploration passionnante du roman de Rhéa Galanaki. Son écriture fluide, poétique, l’émotion qui en ressort et son sujet lui-même en font une œuvre fascinante. Cette lecture est un must read pour tou-te-s celles et ceux qui désirent découvrir cette artiste pleine de combativité, oubliée par l’histoire (et ses historien-ne-s). Mais il manquait un je-ne-sais-quoi. Une consistance, peut-être. Davantage de complexité, sans doute.

Élénie, ou Personne Couverture du livre Élénie, ou Personne
Cambourakis
22 août 2018
Rhéa Galanaki, René Bouchet (traduction)
20 €

Un nouveau roman de Rhéa Galanaki, encore inédit en français, certainement l'un de ses plus importants. Elle y suit la trajectoire d'Eléni Altamura-Boukouna, la première femme peintre grecque qui, au XIXe siècle, est allée étudier en Italie. La fréquentation des écoles étant alors interdite aux femmes, Eléni se grimait en homme pendant la journée, afin de pouvoir suivre les cours, dessiner des nus et obtenir un diplôme...