Comédienne, journaliste et féministe, Marguerite Durand a permis aux femmes de sa génération et des suivantes de s’imposer au cœur de la vie publique, et de brouiller les limites genrées des catégories sociétales. Malgré les apports inestimables de ses actions, puisqu’elle fut la créatrice du premier quotidien féministe en France, son nom reste encore méconnu. Pour l’anniversaire de sa naissance, « The F-World » te présente cette militante hors pair.

 

« L’accès des femmes au journalisme moderne est l’une des conquêtes dont le féminisme est justement fier et dont le mérite ne peut lui être contesté. Il a poussé et doit toujours pousser les femmes vers cette carrière parce qu’elle est de celles qui obligent la femme à sortir de chez elle, à voir, à écouter, à observer, à comprendre et à juger en dehors du cercle restreint de sa famille, de ses relations ou de sa classe où les coutumes, les mœurs plus que les lois, il faut bien le dire, ont trop longtemps, retenu la Française, bornant son horizon intellectuel et restreignant son champ d’activité.1 » – Marguerite Durand

 

Le XIXe siècle est une époque de métamorphoses sociétales. Bien que des femmes agissent depuis longtemps pour mettre à mal le patriarcat, c’est à cette période que le féminisme prend véritablement corps, comme idée et comme mouvement. En France, sous la Troisième République, le féminisme bâtit ses fondations, ses défenseuses en formulent les revendications et diffusent ses messages grâce à l’expansion de la presse. Et à l’aube du XXe siècle, les prises de paroles se multiplient : les femmes réclament, protestent, s’imposent dans la sphère publique, même si ce n’est qu’au 21 avril 1944 qu’elles obtiendront le droit de vote.

C’est dans ce contexte-là que naît Marguerite Durand, le 24 janvier 1864, à Paris. Son enfance, elle la passe dans le couvent des Dames Trinitaire du 9e arrondissement. La rigueur religieuse n’est visiblement pas faite pour elle, puisqu’elle s’en échappe à l’adolescence. Au début de l’existence de Marguerite, il y a le théâtre. Elle entre au Conservatoire en 1879, âgée de 15 ans, où elle brille par son talent. Rapidement, elle intègre la Comédie-Française. La jeune artiste performe en incarnant différents rôles, de Junie dans Britannicus à Ismène dans Phèdre, en passant par Geneviève dans Le Corbeau.

À 24 ans, Marguerite épouse un député d’extrême gauche, l’avocat Georges Laguerre. Leur union est pour elle l’occasion de se constituer un réseau en dehors du cercle des arts dramatiques, qu’elle abandonne définitivement. Elle lie connaissance avec des politiques, des journalistes, ce qui lui donne envie de se lancer dans une nouvelle carrière. L’ancienne comédienne prend donc la plume pour le quotidien dirigé par son époux, La Presse. Sept ans après leur mariage, il et elle divorcent. Rétrospectivement, cette séparation semble être pour Marguerite une libération, car c’est à ce moment-là qu’elle commence réellement à se faire un nom. Rapidement, elle rejoint le Figaro, où elle évolue avec aisance et finit par élaborer sa propre rubrique.

En 1896, Marguerite se rend au quatrième Congrès féministe international de Paris. Malgré les directives du Figaro, lui intimant de rédiger un papier à charge, le résultat est tout autre. Sur place, elle est interpellée par ce qu’elle entend. Elle fait la rencontre de la journaliste Maria Pognon, qui préside l’événement, et c’est un déclic. Suite à cette expérience, elle réalise l’importance pour les femmes d’avoir un espace d’expression dans la presse leur offrant la possibilité de manifester leurs opinions et de couvrir des sujets qui, quand ils ne sont pas méprisés par leurs homologues masculins, sont tout bonnement ignorés. Pour elle, l’écriture s’impose comme un moyen de lutte féministe évident. Alors, en 1897, elle crée La Fronde2.

Marguerite Durand est à la tête d’une publication entièrement gérée par des femmes, et dont l’organisation se fait selon leurs besoins et volontés. La Fronde est le premier quotidien féminin et féministe français. Il traite de vastes thématiques : de société, d’arts, de politique, de littérature ou encore de finances. Bien sûr, les feuillets se font aussi les porte-voix de revendications féministes comme l’entrée des femmes dans des fonctions qui jusque-là leur sont refusées, afin qu’elles aient accès à des postes et des titres variés. Car si diverses sensibilités sont représentées au sein de la rédaction, La Fronde n’en demeure pas moins engagé. C’est en somme la convergence de femmes d’exception, de journalistes et d’intellectuelles, d’individualités plurielles.

Au cœur de la société française du XIXe siècle, tout dans ce qu’est et désire accomplir La Fronde paraît radical, subversif, impertinent. Une rédaction non mixte, un journal qui se veut généraliste avec un penchant pour l’investigation… On peut sentir d’ici frémir les hauts-de-forme gentiment posés sur les têtes dégarnies de ses détracteurs. D’ailleurs, l’opposition vient essentiellement des confrères du métier, et plus précisément des syndicalistes, qui n’étaient pas très heureux de voir des femmes exercer des professions traditionnellement masculines. C’est par exemple le cas des typographes. Durand a l’audace de payer ses employées au même tarif que les hommes, et cela a de quoi irriter quelques misogynes. Cette envie d’égalité a des conséquences concrètes. Vers 1900, le Syndicat des femmes typographes est fondé par les salariées de La Fronde, épaulées par Marguerite Durand.

À la fin du XIXe siècle, les droits des femmes sont assez limités. L’Assemblée nationale leur est, entre autres, interdite d’accès. Pour les journalistes de La Fronde, faire des reportages est un défi. Durand fait tout son possible pour permettre à ses collègues d’être sur place, de pénétrer des lieux dont elles sont d’ordinaire exclues. La Fronde est publié jusqu’en 1905 (comme supplément de L’Action à partir de 1903). En dépit de son succès, son activité cesse, faute de finances. Au fil des années suivantes, sa fondatrice tente en vain de le relancer.

En 1907, à 43 ans, Marguerite Durand est une figure incontournable de la culture parisienne. Elle décide donc d’organiser un congrès consacré au travail féminin. C’est un sujet qui lui tient particulièrement à cœur. Elle tente de créer l’Office du travail féminin. Toutefois, le projet n’aboutit pas, en partie à cause d’un manque de moyens, mais surtout car la CGT s’y oppose avec force. Syndicalisme et féminisme sont étroitement liés pour la militante. Au centre de ses préoccupations, l’on retrouve les problématiques rencontrées par les ouvrières et les travailleuses. Pour autant, les organisations et partis politiques validés alors ne sont pas franchement concernés par la condition féminine. Au contraire. Pour faire progresser les mœurs, les femmes n’ont d’autres options que d’instaurer leurs structures, et d’imposer leurs combats.

Marguerite Durand n’arrête pas. Elle s’investit jour après jour en aidant notamment la campagne pour le vote des femmes. Elle promeut la participation de ces dernières en politique, et va jusqu’à se présenter aux élections législatives de 1910 – illégalement, dans le 9° arrondissement parisien. Néanmoins, dans un milieu dominé par les hommes et éminemment sexiste, cette candidature est bien évidemment rejetée.

À la fin de sa vie, Marguerite Durand connaît l’importance du travail de mémoire et des archives. Ainsi, en 1931, elle lègue toutes les ressources en sa possession concernant l’histoire des femmes et des féminismes à la ville de Paris. De ce leg d’une valeur inestimable naît l’Office de documentation féministe français, dont elle sera à la tête jusqu’à son décès, et ce de façon bénévole.

Marguerite Durand meurt d’une crise cardiaque le 16 mars 1936, elle est âgée de 72 ans. Et son héritage est aussi considérable que méconnu. En 1932, les documents laissés par la journaliste donnent lieu à la fondation de la Bibliothèque Marguerite Durand (Paris). En créant La Fronde, la militante a apporté à la fois une réponse aux besoins de son temps mais aussi, plus largement, à ceux de la lutte féministe. Elle a rappelé l’impératif pour les femmes d’être maîtresses de leur vie. Si son parcours illustre une chose, c’est bel et bien la nécessité de mettre en place des espaces d’expression, où personne n’altère ou n’invisibilise nos voix.

Durand a montré à travers son activisme les bienfaits d’une organisation commune, le besoin incontesté d’imposer notre présence dans l’espace public et d’exister au sein des institutions. La société ne peut se construire sans les femmes sans finir par être contre elles. Au XIXe comme au XXIe siècle, on n’échappe pas si facilement aux stéréotypes genrés. Et l’on sait bien qu’encore aujourd’hui, les batailles portées par les frondeuses de la Belle Époque ont un long chemin devant elles.

 


« Les Femmes dans le journalisme » (1930), Michèle C. Magnin, tome 3/4.
Pour en savoir plus sur l’histoire du journalisme féministe en France et La Frondre : « Copie subversive : Le journalisme féministe en France à la fin du siècle dernier », Mary Louise Roberts, Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [en ligne].


Image : Marguerite Durand, 1910. © Bibliothèque nationale de France