En attendant de recevoir notre magazine et de lire dans ses pages des portraits et des mémoires de femmes dont la colère s’est exprimée de différentes manières au fil des siècles, Éléa te propose de découvrir Beate Klarsfeld, l’une des figures féminines de résistance et d’engagement politique les plus emblématiques du XXe siècle.

 

Deuxième Page lance son premier magazine papier, avec pour thème la colère ! On y parle de militantisme, d’histoire, de culture, de société, à travers des analyses, des tribunes, des critiques, des interviews, des chroniques ou encore de l’écriture créative. Tu peux te le procurer sur notre page Ulule. Pour accompagner notre financement participatif, nous publions sur notre webzine, et tout au long de la campagne, du contenu en lien avec la colère. Merci de nous soutenir !

 

« Je n’ai pas agi par culpabilité, mais par sens de la responsabilité historique et morale. De nombreux nazis étaient encore en liberté. Dès qu’on le sait, on ne peut plus fermer les yeux. J’ai agi, voilà tout. » – Beate Klarsfeld*

Beate Auguste Künzel voit le jour le 13 février 1939 à Berlin. Élevée dans une famille traditionnelle de confession évangélique, elle n’apprend rien en grandissant des crimes qui ont ravagé son pays à sa naissance. À 21 ans, elle décide de s’installer en France, afin d’échapper aux préceptes traditionnels très stricts imposés aux femmes allemandes sous le Troisième Reich : assurer l’éducation des enfants, cuisiner pour la famille et vivre selon la morale religieuse, suivant l’expression Kinder, Küche, Kirche (« enfants, cuisine, église ») – ou « les trois K » –, introduite au XIXe siècle par le Kaiser Guillaume II, avant d’être pleinement reprise par Adolf Hitler.

Travaillant comme jeune fille au pair à Paris dans les années 1960, elle apprend rapidement le français et lit le plus possible pour se cultiver. La même année, elle fait la rencontre de Serge Klarsfeld, historien et avocat, auprès de qui elle prend conscience des conséquences de la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement de l’atrocité des actes commis par les nazis : « Je suis arrivée à Paris comme jeune fille au pair en 1960. J’avais grandi à Berlin, mais je ne connaissais rien de l’histoire de mon pays. À l’école, on se gardait bien d’évoquer la guerre et le nazisme. […] Un jour, j’ai rencontré un jeune homme très beau au métro Porte de Saint Cloud, où nous habitons encore aujourd’hui. Serge était juif, son père avait été assassiné à Auschwitz et lui-même avait survécu en se cachant. C’est avec lui que j’ai découvert ce qu’il s’était passé en Allemagne entre 1933 et 1945 », explique-t-elle.

Profondément touchée et révoltée par ces crimes, et bien décidée à faire évoluer les choses d’une manière ou d’une autre, elle se tourne d’abord vers le journalisme et s’inscrit au parti social-démocrate d’Allemagne afin de faire entendre sa voix. Militante à l’opinion de plus en plus affirmée, elle se distingue rapidement par son combat pour l’arrestation et la sanction d’anciens criminels nazis, depuis ceux qui s’enfuirent avant le procès de Nuremberg jusqu’à ceux, relaxés, qui souhaitèrent rester au pouvoir en Allemagne. Elle marque ainsi profondément la vie politique des années 1960-1970. Ce combat, elle le mène auprès de Serge, qu’elle épouse en 1963. Lui-même a échappé de justesse à la Gestapo vingt ans plus tôt. Avec lui, elle lutte sans relâche et se donne pour objectif de traquer ces criminels « partout où ils seront »**. Ayant pour objectif d’attirer l’attention des médias sur le sujet de l’impunité de ces derniers, Beate Klarsfeld entreprend diverses actions de harcèlement et des tentatives d’enlèvement de l’ex-SS Kurt Lischka en 1971, avec l’aide de son époux et de militant-e-s de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra). Parmi ceux arrêtés grâce à leur intervention figurent Kurt Lischka et Herbert Hagen, hauts gradés responsables de la Sipo (police de sécurité) et de la SD (service de renseignement et de maintien de l’ordre de la SS) en France : en 1980, ils seront jugés coupables d’avoir joué un rôle décisif dans la déportation de près de 70 000 de Juifs-ves français-es.

Après quarante ans de lutte acharnée, les Klarsfeld obtiennent également l’extradition en France de Klaus Barbie, surnommé « le boucher de Lyon », et son jugement en 1987. Celui-ci, chef de la Gestapo de Lyon, donna l’ordre de déporter, torturer et exécuter des dizaines de milliers de Juifs-ves. Il fit également arrêter et torturer de nombreux-ses résistant-e-s, dont Jean Moulin, président du Conseil national de la résistance. Après la guerre, il fuit en Allemagne sous une fausse identité, échappant à son procès, durant lequel il fut condamné à la peine capitale par contumace en 1947, puis rejoignit l’Amérique du Sud en 1951. En 1971, le couple décide de le traquer et diffuse sa photographie dans la presse allemande. Il est alors reconnu par un journaliste, ressortissant allemand vivant au Pérou. Celui-ci mène Beate Klarsfeld au criminel, vivant depuis près de vingt ans sous une fausse identité : Klaus Altmann. Il vit entre La Paz, en Bolivie, et Lima, au Pérou, et est protégé par le gouvernement dictatorial bolivien, avec lequel il travaille étroitement. Il échappe à une tentative d’enlèvement menée par le couple et des opposants politiques du pays. Mais la militante ne lâche rien et, en 1972, s’enchaîne avec Ita-Rosa Halaunbrenner (dont les enfants et le mari ont été déporté-e-s et assassiné-e-s à Auschwitz sur ordre de Barbie) devant sa maison à La Paz pour réclamer justice et attirer les regards sur le criminel. En vain, car ce n’est qu’en 1983 – toujours grâce à leur action – qu’il est extradé en France par le nouveau gouvernement qui négocie avec le président français, François Mitterrand. Il est condamné à l’emprisonnement à perpétuité en 1987 et meurt en prison le 25 septembre 1991.

Un autre épisode fort de son combat est la gifle qu’elle administra en 1968 à Kurt Georg Kiesinger, ancien fonctionnaire du régime nazi impliqué notamment dans la propagande radiophonique du Reich vers l’étranger. Indignée par sa candidature à la chancellerie fin 1966 et par le soutien qu’il reçoit, Beate Klarsfeld proteste immédiatement dans un premier article, « Les Deux Visages de l’Allemagne », paru en janvier 1967 dans Combat (quotidien français clandestin et organe de presse du mouvement de résistance du même nom), puis dans un second en mars, qui aura pour conséquence de la faire licencier de son poste de secrétaire bilingue à l’Office franco-allemand pour la jeunesse (une organisation œuvrant à la coopération franco-allemande) en août de la même année. Cette décision est sans surprise puisque le chef de la commission qui devait statuer sur son licenciement n’est autre que Walter Hailer, un ex-cadre du parti nazi qui doit sa nomination à Kiesinger lui-même, et que l’on trouve également Fritz Artl, ancien colonel SS, au conseil d’administration. Loin de s’avouer vaincue, elle poursuit son enquête, qui lui permettra de mettre en évidence non seulement l’implication de Kiesinger dans la propagande nazie, mais également l’existence d’importants réseaux d’entraide d’anciens nazis et SS au sein de l’Office. Elle publie fin 1967 une brochure intitulée La Vérité sur Kurt Georg Kiesinger, dans laquelle elle fait toute la lumière sur ses agissements, qu’elle distribue lors de réunions politiques organisées par ses soins. Le 9 mai 1968, au cours de l’une d’entre elles, elle promet de gifler en public le chancelier. Cette promesse sera honorée le 7 novembre suivant à Berlin, lors du congrès de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), parti politique libéral-conservateur fondé en 1945 alors présidé par Kiesinger. À la suite de ce geste politique très fort, Beate Klarsfeld est arrêtée et condamnée à un an de prison ferme, avant d’être libérée une heure plus tard, puis amnistiée en 1969. Cela ne l’empêche aucunement de poursuivre sa campagne contre Kiesinger, et elle obtient, le 2 février 1971, la signature par le chancelier suivant, Willy Brandt, d’une nouvelle convention franco-allemande, permettant à la justice du pays de juger les anciens nazis ayant été condamnés par contumace en France après la guerre.

Beate Klarsfeld criant « Kiesinger, nazi, démissionne ! » et interrompant le chancelier allemand, en avril 1968. © DR

Tous ces combats ont attiré la haine contre la famille Klarsfeld, qui a subi de nombreuses menaces. Beate, son mari et sa belle-mère échappent notamment de peu à un attentat par colis piégé envoyé à leur domicile en mai 1972, ainsi qu’à une bombe à retardement en juillet 1979.

La militante crée en 1979 la Beate Klarsfeld Foundation, qui lui permet de récolter des fonds aux États-Unis pour continuer à mener ses actions. Faite chevalière de la Légion d’honneur en 1984, elle est promue officière en 2007, puis commandeuse (la plus haute décoration honorifique) en 2014.

Beate Klarsfeld a profondément marqué son époque et la vie politique de son pays en se consacrant corps et âme à la traque de criminels de guerre qu’elle ne pouvait se résoudre à laisser impunis. Son engagement, son intégrité et son sens aigu de la justice l’ont poussée à lutter avec son mari durant plus de cinquante ans pour faire perdurer la mémoire de la Shoah et garantir les droits des survivant-e-s. Nous souvenir de son combat est d’autant plus important que l’on observe une véritable recrudescence des actes à caractère antisémite ces dernières années (agressions, tags sur deux portraits de Simone Veil, vandalisme de commerces parisiens…), ceux-ci ayant augmenté de 69 % en France en 2018.

Beate Klarsfeld n’a pas hésité à créer le scandale à plusieurs reprises pour parvenir à ses fins, usant de méthodes aussi peu orthodoxes qu’indéniablement efficaces. De quoi nous faire réfléchir concernant le sens de notre engagement et de nos luttes politiques et sociales aujourd’hui, et les moyens que nous nous donnons pour faire entendre nos voix.

 


* Mémoires, de Beate et Serge Klarsfeld, Flammarion, 2015. La citation du titre de l’article provient aussi de cet ouvrage.
** Partout où ils seront est le titre d’un ouvrage publié par Beate Klarsfeld, en 1972. Elle y fait le récit de ses différentes luttes qui ont permis d’arrêter de nombreux criminels nazis, tous des hommes. Précisons, toutefois, que des femmes ont également été arrêtées et reconnues coupables de crimes contre l’humanité.


Image de une : © Joel Saget/AFP.