Les voies de la guérison, de la résilience sont multiples et propres à chacun-e. Dans ce témoignage intime et personnel, RedBkode raconte les épreuves qu’elle a surmontées et comment l’art et le plaisir lui ont permis de retrouver sa liberté et de redevenir la femme qu’elle avait été forcée d’oublier en chemin.

 

[Attention, cette tribune contient des passages sensibles (violences conjugales et agression sexuelle).]

 

Je suis redevenue une femme à 43 ans.

Durant 10 ans, j’ai été une femme humiliée, frappée, déconsidérée, perdue. Et pourtant, sans cette femme qui avait fini par s’oublier, l’artiste ne serait jamais née.

Un mot m’avait endormie dans une vie que je ne comprenais plus. Je n’avais plus la main, j’étais terrée en moi-même, incapable de comprendre ce que je vivais. En apparence, tout était normal. Je semblais même heureuse, vue de l’extérieur : maman comblée par deux filles joyeuses, une maison, un boulot, un mari, un jardin.

Les mots se sont multipliés, chaque jour, répétés, martelés, et je les croyais tous. J’avais intégré que j’étais une « grosse vache » qui avait bien de la chance d’avoir un mari (fidèle). Je cachais ma souffrance et je ne sortais que pour travailler et gérer les choses du quotidien. Les rares balades en famille ressemblaient à des cauchemars. Mon mari nous accompagnait, mais il marchait loin devant ou derrière pour me faire sentir la honte qu’il avait de s’afficher à mes côtés. Le quotidien était ponctué de : « Tu n’es pas désirable, tu es laide et grosse, casse-toi hors de ma vue ».

La nuit, je subissais ses coups destinés à me chasser du lit. Dans un silence pesant, pour ne pas réveiller les enfants,  je cachais – y compris à moi-même – ce que j’avais accepté comme étant ma vie, ma façon de vivre. C’était ainsi. Pour moi, à cette époque, j’étais responsable de ses colères et de nos souffrances, j’étais le point d’impact comme le point de naissance de tout. Sans que j’en sois consciente, à force, c’est ma personnalité complète qui s’effaçait jusqu’à disparaître silencieusement, tapie dans ce corps dont j’avais honte. Ma seule défense était alors de me faire oublier.

Afin de ne pas le mettre en colère, j’avais appris à l’épargner de tout ce qu’il n’aimait pas faire. Il était dans cette maison un hôte libre de toutes contraintes. De mon côté, j’avais à ma charge ce qui incombe normalement à un couple dans le fonctionnement de sa vie familiale. Il vivait avec nous comme un adolescent, passant son temps à jouer sa musique sans jamais s’impliquer dans notre vie de famille (ou si peu). Il passait pourtant pour un mari aimant et attentionné aux yeux des autres, calme, posé, papa poule (il l’était, oui, mais pas de la bonne manière).

Durant ces 10 ans, je n’ai vécu que pour faire tenir debout ce simulacre de vie familiale. Une illusion que j’alimentais moi-même. Notre fonctionnement était tel un serpent qui se mord la queue. J’étais soumise à cet homme, ne réagissant que par peur : muette et silencieuse, pour ne pas nourrir sa rage. Nous avions appris à faire attention à nos attitudes, nos mots, nos gestes afin de ne pas allumer la colère toujours latente en lui. Une manière de vivre épuisante au quotidien qui demandait beaucoup d’attention et qui nous laissait peu de répit. Comment pouvais-je parler de cela à qui que ce soit ? Je n’étais plus, je ne comprenais plus ce que je vivais. Je semblais heureuse… Je portais un masque dont je n’avais même pas conscience.

Sexuellement, j’avais pourtant des envies et des désirs. Lui, il se soulageait en me baisant sans me regarder, sans préliminaires, ne touchant mon corps que pour saisir mes chairs épaisses en maugréant des mots humiliants, décrivant ce corps qu’il n’aimait plus. Comment pouvais-je être sensuelle, libre et jouisseuse dans une pareille configuration ? Ses frustrations augmentaient ses colères nocturnes. Je recevais des coups de poings et pieds dans mon sommeil :

Pourquoi tu me frappes ?

– Je te frappe parce que tu m’énerves et me mets en colère !

J’évitais qu’il me voie nue. Je me levais tôt pour ne pas le croiser à la salle de bain. Ne pas le mettre en colère, voilà ce qu’a été ma vie durant des années. Une existence passée à me cacher.

Ses mots m’endormaient et je finissais par croire tout ce qu’il disait, j’étais en perte de confiance, effacée. Je renonçais à toute sensualité, tout désir si ce n’est celui de ne pas entendre ou subir sa rage. Je ne faisais plus attention à moi et tentais de m’effacer sous des vêtements trop amples. Il avait fini par me faire ressembler à la femme qu’il projetait sur moi.

Il y a eu l’escalade d’un danger que je sentais poindre envers mes filles qu’il épargnait encore. Ses tourments devenaient de plus en plus fréquents et violents. Il était dominé par des colères folles où il n’était plus maître ni de ses mots ni de ses gestes. Il paraissait alors frappé d’une sorte d’amnésie, n’ayant aucun souvenir de son comportement. Un soir, j’ai décidé d’aller dormir hors de la chambre conjugale, premier signe de mon réveil intime. Au bout de quelques semaines, j’avais des douleurs atroces au dos. J’ai alors demandé à pouvoir dormir dans un vrai lit, au moins le temps de me remettre : « Ta place est par terre, sur le matelas, comme un chien. Tu as choisi. Si tu reviens dans le lit, c’est avec moi ». J’ai eu mal au dos des mois durant.

C’est un mot précis qui a fini par me sortir de ma léthargie, un mot de trop, un mot habituel sûrement, le même qui m’avait endormie d’ailleurs :

Tu es grosse, tu ne te rends pas compte à quel point tu l’es !

Regarde-moi dans les yeux, à partir de ce jour tu n’es plus mon mari, je vais aller me mettre à poil sur un site de cul et voir les réactions des hommes face à mon corps, je verrai bien si je suis si laide, si peu désirable…

– Ils se moqueront de toi, tu n’es pas grosse, tu es pire que cela…

– À partir de ce jour, ne me touche plus, je vais faire ma vie sexuelle sans toi !

J’ai été surprise par son manque de réaction. Je m’attendais à ce qu’il mette ma tête dans la poubelle comme c’était déjà arrivé, qu’il explose toute la nourriture de la cuisine par terre, qu’il me fasse voler contre les murs en serrant ma gorge, défonce une porte, s’éclate le poing dans un mur, me jette une chaise… Rien. Il se tenait là, face à moi, hagard !

Ce fut alors le début de mon cheminement personnel, loin des psys, des analyses et des antidépresseurs, mais au plus près de ce qui a réussi à me sauver : le désir, le plaisir, les miens et ceux des hommes qui, sans le savoir, ont permis à la femme que j’étais de se reconquérir.

Je me suis donc jetée en pâture sur un site porno, offrant mon corps aux yeux vicieux des fantasmes des hommes, pleurant en postant des images que je trouvais si peu propices au désir masculin. Mon corps était hors norme, il me l’avait martelé durant des années… Poster ces images, même soft, de mon corps partiellement dénudé me demandait un courage extrême. J’allais contre moi-même pour exposer mon corps. Je dévoilais ce qui me faisait le plus souffrir et le plus peur : mon corps épais, mastoc, lourd, disgracieux, ma souffrance étalée aux tréfonds du net !

Ces inconnus ont accueilli avec un respect tendre ma façon de m’exposer. Je lisais, étonnée, des mots sensibles et encourageants sous mes images. Je n’ai jamais reçu de mots méchants, sales ou irrespectueux de leur part. Pourquoi agissaient-ils ainsi avec moi ? Petit à petit, j’ai pris du plaisir à jouer et à m’exposer, comprenant que mon profil ne ressemblait à aucun autre sur ce site… C’est plus tard que j’ai pu réaliser que j’étais alors allée puiser dans mon âme d’artiste pour partager. Une part de moi que j’avais également enterrée, et ce depuis bien longtemps. Je devenais un objet érotique plus que pornographique, on me disait que j’étais belle, bandante. Mon imaginaire avait retrouvé sa fougue, j’étais désirée et je désirais des hommes. Je laissais ce monde virtuel englober tout mon être. Il me donnait la force de supporter le réel.

Ses humiliations revenaient, il me sentait sans doute lui échapper pour de bon : comment cette grosse osait-elle le défier et le quitter, briser une famille, le fragiliser, lui ?

Mon univers artistique prenait forme et substance. L’artiste prenait corps, la femme reprenait vie. Je sentais cette implacable force me hisser et me transformer, je construisais un univers à l’opposé de ma vie réelle : joyeux, tendre, coquin, coloré, mystérieux, empreint de sensualité et de désir. Je voulais mon propre site érotique. Un site explorant un corps différent, mais tout aussi désirable que ceux répondant aux normes, un site qui compilerait des récits  sensuels, des vidéos, des galeries photo, un univers suggestif, poétique… Je reprenais ma vie en mains. Au bout de quelques mois, j’ai fait la connaissance de S, un homme cultivé, érudit, tendre, coquin. Par de simples gestes, il a pansé beaucoup de mes plaies encore ouvertes.

Mon mari, quant à lui, essayait de me déstabiliser. Il devait comprendre qu’il avait moins de prises sur moi psychologiquement et que ma carapace commençait à se renforcer. Tout s’est déchaîné, jusqu’à ce que je prenne peur pour de vrai un après-midi de juillet… J’ai riposté avec une rage que je ne me connaissais pas, une peur terrible qui m’a poussée à l’assommer avant qu’il ne m’attaque… Durant de longues minutes, j’ai même cru qu’il était mort.

Ce jour-là, je me suis mise en colère contre lui (ou quiconque) pour la dernière fois. J’ai compris que le détester, le haïr, lui donner de la rage signifiait lui accorder des sentiments. Je devais garder mon énergie (précieuse) pour créer et me reconstruire. Je devais la préserver pour les choses positives et les sensations nouvelles. Un jour, j’ai enfin eu la force et le courage de le quitter, de fuir.

Malgré quelques résurgences, depuis cinq ans, je m’en sors plutôt bien, même si je sens encore en moi cette femme fragile qui doit faire très attention aux hommes qu’elle est amenée à rencontrer concrètement. Forcément, mon choix se porte sur des hommes calmes, réfléchis, doux, attentionnés et tactiles. Mais j’ai encore peur des cris que j’entends parfois dans la rue et, dans ces moments-là, je sens mon esprit se bloquer, mon ventre me brûler…  J’ai encore peur de la vie de couple.

Mon site a duré trois ans, le temps de parachever son travail : me réparer, me réconcilier avec moi-même ; je l’ai longtemps appelé « ma béquille ». Depuis, j’ai trouvé ma voie artistique avec un autre projet et l’écriture de nouvelles érotiques. Je suis redevenue une femme sensuelle, douce, en paix, heureuse, une artiste pleine de fougue, de projets, une maman attentive et apaisée.

L’artiste est née de cette volonté de fuir le réel et, sans cet homme en colère, je ne serais pas si heureuse maintenant. Je dois accepter cela comme une part de moi-même. Et puis, dans ce parcours vers ma paix intérieure, il y a aussi eu des hommes, surtout deux, qui ont compté et ont contribué à faire celle que je suis à cet instant. Mon amant S m’a amenée sur les chemins de ma découverte. J’ai fini par moi-même jouer de ce corps que je ne regardais plus depuis si longtemps. Je vibrais sous ses mains, sous les miennes, me découvrant fontaine, jouisseuse, multiorgasmique, avide de baisers et de sensualité. Il m’a fait comprendre que mon corps pouvait être léger, excitant, beau et bandant. Que je pouvais l’aimer !

J’étais cette femme à la bouche carmin qui étouffait ses cris extatiques dans les oreillers, une furie criant son plaisir puissant dans une chambre d’hôtel, en compagnie de cet amant à la beauté troublante qui me caressait de ses mots et agrippait mes fesses, se délectait de ma peau et de mes lèvres. Ce lâcher-prise sexuel et artistique ne m’imposait plus aucune limite, je pouvais aller là où mes envies me le dictaient. Une vie gorgée de sensations neuves et bénéfiques, l’art et le sexe, l’artiste et la femme nourries par cette alchimie salvatrice. Il y a eu d’autres hommes et d’autres voyages… Et puis F, qui a sans doute permis une transformation plus profonde en moi grâce à une appréhension nouvelle de mon corps. Il m’a redonné une belle part de confiance en moi, ce que j’ai vécu à ses côtés m’a totalement apaisée. Aujourd’hui, je suis une femme pleine de toutes ses attentions et de son amour. J’ai appris à aimer de nouveau, sans aucune peur.

Le désir a été (et est encore) la clef de ma reconquête : celui que ces hommes ont eu pour moi et celui que j’ai eu d’eux. Le plaisir était un baume et j’ai expérimenté mon corps et les bienfaits qu’il pouvait me donner quand j’oubliais ma chair. L’imperfection qu’on lui attribuait n’avait pas à être négative. Désormais, ma petite mécanique de femme fonctionne à merveille et les étreintes sont sans égales. Chaque parcelle de mon corps peut m’amener à la jouissance. Je vis l’amour comme un art, sa puissance n’a aucun point de chute.

Ma résilience, oui, je la dois au sexe, aux envies, aux désirs, aux plaisirs de corps et d’esprit, à l’amour que j’ai porté ou qu’ils m’ont porté. Je sais que j’ai encore beaucoup à vivre, à créer, à désirer et à jouir. Je suis à nouveau moi-même et sûrement une meilleure moi-même.

Ce n’est pas un hasard si je travaille sur les mots, leur sens et contresens, sur le corps : mon histoire personnelle est ponctuée de mots. « Je suis une bouche qui parle en silence », voilà comment je présente ce qui s’est écrit dans ma bouche. Je suis fière d’avoir pu créer cet univers joueur à partir de cette racine sombre, permettant la transformation de ma vie, bien réelle cette fois. Je ne dois ce changement qu’aux mots, aux rencontres et au lâcher-prise. Je suis libérée.

Je souhaite à toutes les femmes en souffrance de trouver un chemin les ramenant au plaisir d’elles-mêmes, à la vie. À celles qui ont un compagnon qui leur dit « tu es belle » de prendre ces mots et de les chérir, d’être en paix avec elles et d’oublier leurs complexes, fardeaux bien inutiles. Je milite à ma façon à travers mon art à l’acceptation de soi, à être pleinement soi-même au-delà de ce qu’on projette sur nous ou nous impose. Mon art est une ode à la féminité, la sensualité, l’esprit, la liberté d’être… soi-même et libre (libérée) !

 

Tu peux découvrir le travail de RedBkode sur son site officiel.

 


Image de une : Illustration de Rita Renoir, gracieusement confié à Deuxième Page dans le cadre de notre série « Résilience(s) ».