Accoler le nom d’Audiard au western et à la comédie, fût-elle dramatique, n’allait pas forcément de soi. Pourtant, avec Les Frères Sisters, le réalisateur français s’est aventuré à Hollywood, qui plus est aux commandes de sa première production en langue anglaise. Il y avait donc matière à douter, mais le film a vite été encensé lors de sa sortie. Une réussite qui doit pourtant être nuancée.

 

De prime abord, les frères Sisters sont deux chasseurs de têtes tout ce qu’il y a de plus banal, évoluant au cœur d’un western proprement exécuté (voire beau, osons le mot), mais sans surprise. L’un est vindicatif et a un problème avec l’éthanol, l’autre est plus réservé, mesuré, d’aucun-e-s diraient cultivé, mais bénéficiant souvent du seul avantage de rester sobre. Ayant plus ou moins choisi cette vie, Charlie et Eli (Joaquin Pheonix et John C. Reilly) travaillent pour le détesté, mais non moins riche et puissant, Commodore (Rutger Hauer).

Dans la plus pure tradition du film d’action, nous sommes invité-e-s à suivre la fameuse dernière mission des deux hommes pour le compte de leur commanditaire. Leur cible ? Un chimiste du nom d’Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed) qui s’avère moins coupable que prévu. Enfin, dernier convive, le détective John Morris (Jake Gyllenhaal) – plutôt riche, propre pour l’époque et branché humanisme – qui devait supposément leur prémâcher le job. Mais finalement, il nous fait une petite crise express de la quarantaine et change d’avis. Tradition et éléments perturbateurs obligent, rien ne va se dérouler selon le plan initial.

Les Frères Sisters, réalisé par Jacques Audiard, 2018. © UGC Distribution

Pourtant, ici, l’objet western se distingue de ceux ayant pu échouer par le passé sous nos pupilles dilatées : course poursuite légèrement altérée, action présente mais discrète, crasse à peine perceptible, humour grinçant et mesuré, mélancolie omniprésente, beaucoup de détails diffèrent. Certes, on philosophe autour d’un feu de camp avant de dessouder du brigand à toque de raton laveur, mais il plane au cœur de cette œuvre une certaine subtilité, une retenue songeuse, une réflexion douce et avant tout amère. Plus qu’un western, il s’agit d’une fable humaine. À l’image des protagonistes de Mad Max: Fury Roadles frères Sisters parcourent une trajectoire emplie de blessures et de désillusions pour mieux (se) comprendre.

 

Un western pour critiquer la violence…

Une paire de duos s’installe dès lors assez rapidement sur cette ligne droite scénaristique. Alors qu’ils sont poursuivis, le détective et le chimiste pactisent tout en trouvant le temps de discuter entre gentlemen de violence capitaliste et d’utopie pseudo-communiste. Les frères, sur leurs talons, font preuve pour leur part d’une brutalité un rien plus physique. Leur philosophie est davantage axée sur des balles logées dans divers-e-s inconnu-e-s et la récolte de butins conséquents. Cette approche est plus cruelle, l’un l’exécute par passion, l’autre par amour fraternel. Mais au-delà de cette nuance, Charlie comme Eli justifient et excusent leur comportement par une histoire familiale sordide et un père qui l’était tout autant. Selon eux, leurs actes seraient à peine de leur fait, ils étaient prédestinés à agir ainsi, conditionnés par leur passé, contre leur gré.

Les Frères Sisters, réalisé par Jacques Audiard, 2018. © UGC Distribution

Pourtant, il y a plus à voir dans le long-métrage qu’une course-poursuite ouvrant une réflexion socio-psycho-anthropologique au très léger vernis écolo-marxiste. Le film dénonce l’aberration de sociétés capitalistes à la cupidité et à la violence aveugles, les États-Unis se classant bons premiers de la compétition. À la manière des protagonistes, ces sociétés aussi se dédouanent. Elles fuient vers l’avant, destructrices tout en prétendant être à la poursuite de quelque chose – soi-disant d’un bien commun. Pour illustrer cela, Audiard tranche et, graduellement, expose les paradoxes absurdes du quatuor comme de l’humanité. Il pousse le curseur jusqu’à ce que tout déborde, s’épanche, se répande et déferle. L’irrépressible violence, les addictions, les passions, l’avidité, le poison et l’hérédité parcourent son œuvre, jusqu’au claquement surpuissant des colts et l’éclat de leur poudre brisant la nuit noire et le silence du Grand Ouest. Tout ici est dans l’excès. Aucun personnage n’y échappe et tous se font happer par cette lame de fond, par cette aliénation dont ils réalisent trop tard l’insidieuse influence. Lentement, ils apprennent de leurs erreurs et comprennent jusque dans leur chair que rien n’est jamais totalement externe, jamais totalement contre son gré.

 

… mais qui regorge de virilité toxique

Ce premier pan du film, plutôt bien mené et subtil, n’empêche cependant pas l’irruption intempestive de tropes nauséabonds et d’un débordement possiblement gênant. Il est beaucoup question d’hommes, de virilité et d’un rapport conflictuel au père, le tout emballé par une épaisse couche de violence. Ces thèmes parcourent nombre des œuvres de Jacques Audiard et c’est ici que le film trouve sa réelle et plus tangible limite : sa représentation de la masculinité toxique. Malgré une approche philosophique par ailleurs intéressante, une photographie magnifique et un jeu d’acteurs brillant, cette construction ancrée dans un machisme latent pose beaucoup de questions souvent laissées en suspens.

La masculinité toxique dégouline du long-métrage, transpire de chaque scène d’action, de chaque échange, de chaque hésitation, de toute la logique en place. Les trois seules femmes présentes – ayant une à deux lignes de dialogue maximum et une fraction de seconde à l’écran – sont tour à tour une prostituée, l’antagoniste principale et la mère des deux frangins. Pour un film comportant le mot « sisters » jusque dans le titre et le nom de ses héros, il devient presque tragique de constater cette quasi-absence de figures féminines, seulement compensée par des stéréotypes creux et usés. Aucune des trois n’a même de prénom, c’est dire comme leur insignifiance est marquée.

Les Frères Sisters, réalisé par Jacques Audiard, 2018. © UGC Distribution

Pour exemplifier ce vide abyssal, il suffit de mentionner la scène où intéragissent Eli et la prostituée. La seule phrase prononcée par cette dernière est : « You’re a nice guy ». Cette phrase survient après qu’il lui ait donné des ordres, ait été menaçant et à la limite de perdre son calme pour la contraindre à faire exactement ce qu’il souhaitait (à savoir : jouer le rôle d’une autre pour son fantasme). Tellement logique, après cela, qu’il soit gratifié de sa part d’un « T’es un mec bien ». Tout ça parce qu’il s’est finalement révélé plus gentil que le cow-boy moyen, moins violent, parce qu’il serait un simple type désirant la Girlfriend Experience. Ce faisant, le personnage d’Eli, le plus raisonnable des deux frères, devient soudainement presque pire que son cadet, lequel adore ouvertement tuer. C’est insidieux mais redoutable.

 

Une dénonciation ratée

Malgré ces constats, certain-e-s pourraient rétorquer qu’il s’agit en réalité d’un film dénonçant cette violence, dépeignant précisément une masculinité toxique finissant par se retrouver amputée de sa capacité à répandre la misère et la mort. Qu’en définitive, l’enjeu soit ici de critiquer une absurdité et des aberrations ayant majoritairement transité par le patriarcat. On pourrait croire que ce nice guy est trop évident, caricatural et, de fait, tourné en ridicule. On pourrait donner du crédit au fait que la toxicité est montrée comme telle : vide, volontairement raillée et finissant épuisée. On pourrait voir dans ce cheminement narratif simpliste celui d’hommes fuyant la figure paternelle délétère pour revenir vers une mère plus bienveillante. Sous cette lumière, l’absence même des figures féminines et les sévices qui leur sont infligés peuvent également être lus comme une simple illustration, de courtes scènes symboliques appuyant les discriminations et oppressions réelles subies par les femmes. Déconsidérées et invisibilisées par la grande histoire, elles disparaissent ainsi littéralement de cette fresque d’un événement (la ruée vers l’or) et d’un genre (le western), tous deux fondateurs des États-Unis d’Amérique.

Et pourtant… et pourtant cette lecture orientée sera-t-elle la plus partagée par le public ? Peu probable. En toute logique, elle n’apparaît d’ailleurs nulle part hormis aux yeux de celles et ceux la cherchant expressément. Elle est envisageable, mais à déterrer au fond d’un canyon. Elle est possible, mais pour qui maîtrise déjà les notions militantes à mobiliser. Un éclairage politique féministe reposant sur l’absence du féminin – tandis que la brutalité masculine (et capitaliste) brille par son omniprésence – cela relève d’ailleurs presque de la mauvaise blague ou du numéro d’équilibrisme impossible. Peut-on réellement dénoncer l’invisibilisation par le vide ? Critiquer le virilisme et sa violence par leur seule monstration ?

Que reste-t-il alors des Frères Sisters, une fois le visionnage terminé ? Des personnages aussi torturés que torturants et aussi contestataires que conventionnels. Un cœur de virilisme et de violence dans un bel écrin, d’où ne ressortent que peu de remises en cause des normes. Une œuvre bancale qui ne déconstruit ni ne dénonce vraiment ce qu’elle présente. Le film se révèle ainsi profondément troublant par ses dissonances, voulues ou non. Il échoue à éviter une normalisation ou une approche de la violence qui se voudrait cool. Illustrant plutôt bien l’aberration et l’aliénation capitaliste, le long-métrage trébuche et chancèle le reste du temps.