Il est des rituels qui prennent sens dans notre passé. Raphaëla a surtout grandi avec son père, qui exerce depuis ses 20 ans un métier difficile, faiblement rémunéré et déconsidéré. C’est une fracture sociale qu’elle a vécue par le biais de ses études, lorsque peu à peu, son père et elle n’ont plus parlé la même langue. Pour ce Mémorandom, elle t’emmène dans une fragile mais précieuse heure de train.

 

Depuis l’été 2015, chaque fois que je rentre chez mon père par le TER Paris-Orléans, en partance de gare d’Austerlitz, quai 14 ou 15, je lis ces mots : « Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n’a pas de nom. Comme de l’amour séparé. » Il m’aura fallu des dizaines de trajets pour comprendre que ce rituel qui s’est imposé à moi traduisait la douleur du retour au chez-soi abandonné de honte et de remords. C’est le ventre noué d’une certaine angoisse innommable qu’à chaque fois, je remets les pieds dans la ville qui m’a vue grandir. Et il aura fallu des dizaines de lectures pour que je mette les mots – douloureux – sur la honte de classe qui entravait la sérénité d’un retour à la maison.

C’est un père qui n’a pas lu mes écrits ni vu mes productions que je rejoins. Un père qui n’a pas su entendre mes désirs, parce qu’on ne lui mit ni manifeste ni discours entre les mains, et qu’un jour, il était trop tard. Cet homme abandonné en marge de l’élite intellectuelle et culturelle française, mon fier père, n’a plus pu prendre le train en marche. Les Annie Ernaux et Didier Eribon ont vécu avant moi cette douleur de la fracture sociale et c’est à elles et eux que je pense lorsque je quitte mes refuges, que j’ai choisis loin de lui, pour rentrer. Car le retour est inévitable. L’odeur vieillotte aux relents de renfermé des TER abîmés accompagne chaque trajet. Supporterais-je de revenir autrement que dans ces trains qui m’ont vue comprendre les enjeux de mon existence ? C’est à travers leurs fenêtres grasses et poussiéreuses que je contemple régulièrement les paysages verts de mon adolescence. Il me suffit de fermer les yeux pour que les champs de la Beauce voisine et les châteaux de la vallée s’imposent. Et, après quelques secondes, c’est cette Loire sauvage sur laquelle je navigue. Je connais chaque pont que croise mon trajet, chaque route parallèle à la mienne, chaque gare dans laquelle nous passons sans nous arrêter. Ce TER n’a de mystère pour moi que l’état d’introspection dans lequel il me plonge à chaque fois que j’y prends place.

Il me suffit d’arriver en gare d’Austerlitz pour me rappeler mon ventre serré lorsque je suis rentrée de Lyon pour la première fois, après être partie en claquant la porte. J’emportais dans mes valises plus de livres que de vêtements, me berçant des textes qui avaient nourri mon esprit toute ma vie durant dans la ville de Jeanne d’Arc. Aux pieds de l’héroïne d’Orléans, j’en ai lu des dizaines, et le rêve était une seconde vie, convaincue que je m’émancipais, que je valais mieux que lui et que je n’aurais pas son existence ; convaincue que je le respectais, que j’étais fière de lui. Pourtant, honte et fierté ne cohabitent jamais paisiblement. En partant, un jour de juin, pour vivre enfin mon rêve de grande ville culturelle, loin de lui, j’ai volontairement mis 368 kilomètres entre nous ; 368 kilomètres entre la pauvreté et moi, pour ne plus regarder le sacrifice quotidien de son corps et de son intégrité au nom d’une société capitaliste et classiste. Pour ne plus voir son dos ravagé par le travail, par l’abnégation, contre une poignée d’euros insuffisante à son bonheur. Pour ne plus jamais dépendre de lui, ne plus jamais rien lui demander, lui qui avait déjà tout donné.

Chaque TER Paris-Orléans me rappelle la vélocité avec laquelle j’ai mis la moitié de la France entre nous. Pour ne plus avoir honte de son langage, de son corps, de ses opinions, de son vécu, de son maintien. Pour ne plus avoir honte d’avoir honte, pour ne plus essayer de le protéger du regard des autres, et par ce geste, de moi-même. Pour ne plus corriger ses erreurs d’orthographe, pour ne plus me demander si nous pourrons à nouveau parler, communiquer, autrement que pour évoquer le banal. Pour ne plus avoir à minimiser mes études qu’il ne comprend pas, mes ambitions qu’il ne saisit pas, mon émancipation qu’il n’entend pas.

Et pourtant, il y a un an, lorsque je suis rentrée à la maison poussée par le besoin urgent et vital de me réfugier dans la chaleur du foyer connu, près de l’homme qui accompagnait mon évolution depuis ma plus tendre enfance, j’ai cessé d’avoir honte, de moi comme de lui. Je devais m’avouer que la fierté revancharde que je clamais à son égard était toujours enrobée du piège de la honte. En acceptant que son amour pour moi bravât tous les kilomètres que j’avais mis entre nous, j’ai compris que le dialogue n’était pas fermé. Les paroles que j’avais tues par peur de le mépriser ont trouvé leur place, dans le respect et la conversation. Et tout ce que, selon moi, il n’avait pas compris, il l’avait en réalité saisi, avec humilité et distance ; l’attitude des pauvres qui n’osent pas.

Depuis quelques mois, lorsque je m’assois dans le TER qui me ramène à la maison, j’ai toujours le ventre un peu serré par le retour. Je lis toujours le même livre, dont la longueur suffit exactement au court trajet, offrant à ma conscience de classe les temps de pause nécessaire pour la remémoration et la mélancolie. Je pense toujours à lui comme à l’homme qui a sauvé ma vie par son sacrifice. Je suis toujours en colère contre un pays qui ne lui a rien donné et j’ai toujours, sous ma peau et dans mon corps, ces milliers de mots que je ne parviens pas à écrire. Mais je n’ai plus honte.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • La Place, Annie Ernaux, 1983
  • Retour à Reims, Didier Eribon, 2009
  • Orléans, ville et patrimoine / Jeanne d’Arc
  • Aurélia, Gérard de Nerval, 1855