Qui dans la solitude n’a parfois le sentiment de vivre un rêve éveillé, un cauchemar, ou quelque chose entre les deux ? Annabelle te confie une vision singulière, où le corps perd l’unité qu’on lui suppose et où la vie ne tient que par un lien viscéral, seul connu de soi-même. Un poème baroque où la peau et la pierre se confondent.

 

Je peux l’entendre respirer. J’effleure le mur, à droite. Ma main suit la ligne imaginaire qui en trace le centre. Entre ma paume et la paroi vieillie, je caresse les petits filaments de sensations qui nous lient. J’avance sans hâte, comme pour sentir battre le cœur de la bâtisse fatiguée, au fil d’une lente traversée dans les artères de l’édifice. Ma main guide mes pas, et je sais qu’en moi plus rien ne bat. La demeure a volé mon pouls, il lui appartient désormais.

Je plisse les yeux comme pour mieux voir ce qui m’attend en avant, dans cet avenir proche qui n’a pas de secrets. Ce réflexe est absurde mais je m’y tiens. La lumière est une éclipse, et ce manque m’oblige à me fier au mur, à droite, qui se dresse, imperturbable. Ça et là, la clarté d’argent pénètre à travers les fenêtres en lourdes pierres, humides et sans âme. Elle se manifeste en des rayons brillants et poussiéreux, qui semble-t-il n’osent pas se croiser. Il me faut continuer.

Mais mon mur, à droite, arrive à sa fin. Ma main se trouve alors orpheline, flottant dans le vide comme la poussière, éclairée par un sillon de lune. Je l’observe, l’espace d’un instant, me faisant la réflexion qu’il y a peu de choses en ce monde plus étranges que les mains. Ou peut-être est-ce seulement les miennes ? Ont-elles toujours eu l’air si ridées ? Je contorsionne ma main, à droite, à la force du poignet. Ai-je vu vieillir mes mains ? À quel corps s’accrochent-elles si désespérément ?

J’existe dans l’absence de mon soutien, et alors, je l’entends. Il gratte, là-bas, au fond, au plus profond du manoir, il racle la matière, la même que celle qui me fait dorénavant défaut, celle de ce mur, à droite. Je tourne à gauche. Ma main en avant, nageant dans l’atmosphère poudreuse, continue son voyage vers le futur. Je décide de la suivre. Le silence est si lourd qu’il n’y a rien d’autre à ouïr que le grattement incessant des ongles contre la roche, là-bas, au fond, et la moiteur.

Je m’approche, le bruit aussi. La porte, devant, pas à droite, au milieu, est entrouverte, le couloir sans fenêtre. Il n’y a que la lueur de l’astre nocturne qui se cache, plus loin dans cette chambre que je devine aisément. Mais je peux l’entendre. Respirer. Gratter. Vivre sans moi et bientôt je serai engloutie.

Ce matin, en me réveillant comme tous les autres jours, j’ai choisi de sortir. J’ignorais alors ce qu’être à l’extérieur signifiait, puisqu’ici, tout est dedans. Dans ma dépouille animée, dans la pièce, dans le manoir. Une nuit, j’ai rêvé le récit formidable et enivrant de cette personne qui subitement, ose découvrir ce qu’il y a dehors, décidant d’emporter ses organes avec elle pour enfin sentir, être. Avant de franchir la porte, elle arrange son foie, ses intestins, sa rate. Elle rattache ses mains et ses pieds, enfonce ses globes oculaires dans les orbites vacantes. L’intrigue était somme toute sommaire, mais convaincante. Avant tout à l’heure, je ne me savais pas capable de rêver, ou de décider. Mais me voilà, sans le mur, à droite, à avancer, dehors, avec mes organes, pour réaliser la vision de mon esprit.

L’entrebâillement de la porte est à ça de mon visage. Un petit ça, réduit. Je ne l’entends plus respirer, c’est moi, qui respire. Nous sommes si proches que nous survivons ensemble. Le dehors est effrayant, surtout s’il est habité par une chose aussi familière que lui. C’est ma main, à gauche, qui pousse la surface en bois. Sans son. Elle s’écarte de mon chemin qui s’éclaire immédiatement. Je ne suis pas éblouie mais à nouveau, je plisse les yeux, comme pour ne plus voir. Quand mes paupières se décollent et s’ouvrent, il se dessine, là-bas, au fond. Devant moi.

Son corps colossal est encastré dans un large fauteuil de velours d’un rubis fatigué. Je regarde d’abord ses mains, si différentes des miennes. Si lisses, si jeunes, si irréelles. Si grandes. Elles sont posées sur les accoudoirs, reposées. Qui gratte ? Sous les ongles des aiguilles passent et traversent la peau translucide qui couvre tout le reste. Les interminables tuyaux qui les accompagnent paraissent s’échapper de ses mains parfaites pour aller rejoindre chaotiquement les murs, partout, de l’édifice majestueux. Je vois ses nerfs entremêlés et les vaisseaux sanguins s’animer sous sa chair, celle qui ne change pas, contrairement à mes mains. Toute sa musculature est gonflée de vigueur, presque trop grande pour l’enveloppe si fragile de son tissu cutané. Transparent, il l’est, et ses couleurs sont rouges et prune, parfois jaunes et mouvantes. Je ne sais pas si nos visages se ressemblent, je n’ai jamais vu le mien. Je sais sa forme sous le toucher de mes doigts. Mais j’aime les traits délicats qui parcourent son expression paisible, endormie, lisse, aux tons de l’aube. Je sais que dans son organisme, c’est mon sang qui coule. Je le sais car il me le prend, chaque jour. Ou peut-être que je lui donne ? Je ne suis pas en mesure de faire un choix. Je veux planter dans ses chairs impeccables mes longues griffes sales pour le réveiller et l’endormir pour toujours. Je veux remonter jusqu’à son cœur palpitant pour en dévoiler la teinte et le mordre, le poser sur mon sein, à gauche, en attendant qu’il palpite.

Il ouvre les yeux.

Ce matin, il n’y a rien. Pas même le dedans. Tout est devenu noir. Je n’ai que les murs, à droite, à gauche, devant et derrière, qui m’entourent admirablement. Mes mains cherchent le dehors, vivantes. Alors elles grattent. Sans prendre le temps de respirer. La pierre est dure et mon rire aussi.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • The Haunting of Hill House, créée par Mike Flanagan, 2018.
  • Le Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde, 1890.
  • Les Mystères d’Udolphe, Ann Radcliffe, 1797.
  • Les Chants de Maldoror, Comte de Lautréamont, 1869.