Le première édition de Dépossédées, notre club de lecture, arrive à son terme ! Ce lancement n’a pas été sans surprises, et on essaye de s’adapter. Il n’est pas toujours facile de comprendre quelles sont les attentes de la Toile, mais on va s’améliorer, se métamorphoser et apprendre à tes côtés. Pour conclure notre première édition, on te propose donc de revenir sur Les Ravagé(e)s, livre sélectionné par les soins de Cielle. On attend avec impatience tes commentaires et réactions sous l’article ou sur notre page Goodreads dédiée. 

 

Pour suivre toutes les discussions concernant les ouvrages sélectionnés par le club de lecture, rejoins-nous sur Goodreads ! Nous avons créé une page dédiée, qui n’attend plus que toi. Tu pourras discuter du livre, émettre des hypothèses, râler sur le comportement de certains personnages, exprimer tes ressentis et plein d’autres choses encore !

 

[Cet article contient des spoilers.]

Alexandra Dueso est inspectrice à la brigade des crimes et délits sexuels (une brigade fictive en France mais qui ressemble à la Special Victims Unit, pour les connaisseurs-ses de la série New York, unité spéciale). Dans le cadre de son travail, elle est amenée à rencontrer des victimes et des criminel-le-s. Le plus souvent – et les statistiques le confirment, les femmes subissent des violences et les hommes les infligent. Un jour pourtant, la tendance s’inverse. La brigade enquête sur des agressions sexuelles perpétrées sur des hommes, et celles-ci semblent obéir à un même schéma. Alex et son équipe se retrouvent donc face un phénomène de grande ampleur et inexpliqué. Qui agresse sexuellement les hommes ? Quels sont les mobiles ? En démêlant les nœuds de ces enquêtes, Alex et ses collègues vont devoir interroger leur propre vision du monde et de la justice. À l’instar des lectrices et lecteurs du roman, dont les repères se trouvent peu à peu brouillés.

 

Une forme simple et didactique…

On ne lit en général pas des romans policiers pour le style, mais plutôt pour l’intrigue. Les Ravagé(e)s ne fait pas exception. Le style est simple, sans fioritures, pas très recherché. C’est finalement un style assez passe-partout qui fait le nécessaire pour porter l’histoire. Si d’un point de vue littéraire et stylistique ce roman ne révolutionne pas le genre, le choix de mots et de phrases simples (sans être creuses pour autant) rend la lecture accessible et agréable. Et l’on rentre donc directement dans le vif du sujet, sans se laisser distraire par la forme.

En revanche, ce qui peut gêner, c’est la présence de statistiques sur les violences sexuelles. Celles-ci appuient l’histoire et l’intrigue du polar, et imprègnent l’un des traits de caractère de la protagoniste. Alex tient en effet ses émotions à distance et se cache derrière les chiffres. C’est sa manière d’appréhender la société et de faire face à la brutalité de l’existence et à toutes les situations qu’elle rencontre dans son travail. Pourtant, malgré cette justification, donner au lectorat des informations chiffrées – un peu à la manière d’un essai ou d’un documentaire – peut casser la fluidité de la lecture. Cet aspect pédagogique, nécessaire pour certain-e-s, peut s’avérer superflu, voire irritant, pour d’autres. Soit parce que cela ne nous intéresse pas (se pose alors la question de l’intérêt de lire ce livre…) soit parce que cela manque quelque peu de subtilité. Ce n’est en tout cas pas dépourvu de cohérence avec le fond de l’œuvre. Et cela a surtout le mérite de renseigner les lectrices et lecteurs sur des statistiques qui ne sont pas si connues et d’ancrer le roman dans notre réalité. À l’exception de la brigade qui est fictive, les éléments relatifs à la législation et les chiffres sur les violences dépeignent le système français actuel. Ils en sont le reflet et mettent en lumière tout ce qui y dysfonctionne ainsi que les manques de moyens comme de recours, qui altèrent la gestion des situations.

 

… pour un contenu complexe et violent

Le choix d’une brigade fictive dédiée aux crimes et délits sexuels permet d’aborder une grande partie des violences faites aux femmes (et aux hommes). Outre le viol, l’on pense notamment au harcèlement sexuel au travail ou dans les transports en commun, à l’exhibitionnisme ou encore à la pédophilie. Tant de situations qui, si elles ne font pas partie de l’enquête principale d’Alex, sont évoquées dans l’ouvrage. La scène somme toute banale sur le quai du métro (page 251) fait écho à ce que beaucoup d’entre nous ont déjà vécu. Elle n’apporte rien à l’histoire, elle est simplement le reflet du quotidien et a le mérite de nous dire que nous ne sommes pas seul-e-s. Voir sa propre expérience figurer dans un livre, sans qu’il y ait pour autant d’héroïsme à la clé, de solution miracle ou de leçon de vie, est d’une certaine manière réconfortant. En prenant la peine de raconter des moments comme ceux-là, Louise Mey donne de l’importance à nos vécus et n’atténue pas l’ampleur de nos angoisses et des conséquences réelles de la culture du viol. Il y a une certaine brutalité à voir exposées ainsi les violences que nous subissons (même si le style simple peut donner une certaine légèreté aux propos et si les descriptions ne sont pas trop crues ni nombreuses). Ce livre n’est donc pas à mettre entre toutes les mains.

D’autant plus qu’il propose une solution extrême pour que les femmes reconquièrent l’espace public : elles se réunissent pour agresser sexuellement et violemment des hommes (qu’elles connaissent ou pas, qui sont eux-mêmes violents… ou pas). Elles sont nombreuses et s’attaquent aux hommes dans toute la France. À tel point que l’ensemble de la gent masculine est terrifié à l’idée de sortir seul dans la rue. À tel point que les violences faites aux femmes diminuent. Celles-ci se retrouvent donc libres de sortir en pleine nuit, d’investir la ville et de se mouvoir. La situation s’est donc inversée : les hommes ont peur, les femmes prennent l’espace.

Ce phénomène interroge les policiers-ères de la brigade qui en viennent à débattre entre eux et elles. Les policières sont plutôt contentes de ce changement, elles respirent mieux (pages 397 et suivantes). Leurs collègues masculins, eux, ne comprennent pas et trouvent qu’elles ne devraient pas se réjouir (on a au passage un bel exemple de #notallmen). Ce qui est vrai : peut-on se réjouir que des personnes soient victimes de violences ? Même si c’est pour que d’autres vivent mieux ? La question est de l’ordre de l’éthique et le livre ne la tranche pas (la volonté de ne pas prendre parti explique peut-être la fin un peu rapide alors que son approfondissement aurait été appréciable). Il présente juste les faits (inventés) et chaque personnage se positionne, ou non, tout comme les lecteurs-rices.

En utilisant l’inversion des situations pour dénoncer le système patriarcal et sexiste dans lequel nous vivons, Louise Mey pose des questions qui font mouche et propose un ouvrage qui met en exergue les injustices et violences faites aux femmes. Ce procédé a toutefois des limites. Au lieu de changer radicalement le système, il ne s’agit là que d’inverser les rôles, initialement créés par le patriarcat. Les femmes criminelles de l’ouvrage reprennent à leur compte les codes existants alors qu’elles auraient peut-être pu en inventer de nouveaux. Elles se retrouvent dans une position de vengeresses, une sorte de « rape and revenge » (que l’on trouve beaucoup au cinéma mais aussi dans toute la production culturelle). L’utilisation de ce trope et la reprise de la violence patriarcale finissent par reproduire ce qui est initialement dénoncé : l’exercice du pouvoir par une partie de la population sur l’autre. La partie gentille devient méchante et la partie méchante devient gentille. C’est une vision manichéenne qui ne laisse hélas que peu de place à la nuance.

Pour autant, ce livre ne peut pas être considéré simplement comme racontant une inversion des situations. Il ne pose pas comme postulat que les femmes ont le pouvoir et les hommes sont dominés. Il raconte au contraire une situation qui évolue, en lien avec notre réalité, en réponse aux problématiques sociétales. Il est aussi possible de penser que, au-delà de l’idée de vengeance portée par certaines protagonistes, d’autres femmes n’ont simplement par trouvé d’autres moyens pour se faire entendre que ceux à leur disposition (donc ceux du système patriarcal). Et que, à terme, elles ont opté pour le dernier recours qui leur semblait possible, avec tout ce qu’il comporte de mauvais. Peut-être était-ce soit ça, soit ne plus réussir à exister et de fait, elles ont choisi de se sauver elles-mêmes.

 

Pour résumer : une lecture salvatrice et dérangeante

Loin de la dystopie (comme Le Pouvoir) ou du fantastique, Les Ravagé(e)s prend place dans notre réalité actuelle et décrit la société telle que nous la connaissons. Et c’est dans ce contexte que les criminelles du livre décident de reprendre l’espace public. Elles agissent pour punir certains hommes (qui leur ont fait du mal) mais aussi et surtout pour faire peur. Ce faisant, l’on arrive à la fin de l’ouvrage à une situation dans laquelle les hommes craignent de sortir seuls dans la rue. Une situation somme toute assez commune pour de nombreuses femmes.

En tant que lectrice, ce livre m’a beaucoup interrogée. Je condamne toute violence et ne suis pas très à l’aise avec l’idée de la vengeance. Pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si ce n’était pas ça, la solution. Et de trouver injuste que les femmes aient peur et pas les hommes. À la lecture, j’en suis même venue à me dire que ce n’était pas une si mauvaise idée. Je suis ressortie un peu perturbée car je ne savais pas quoi en penser. J’étais à la fois ravie et consternée. Perdue entre mes principes et la possibilité d’un autre monde (même si, soyons honnêtes, ce monde ne serait bien sûr pas idéal puisque toujours violent). Ce livre m’a fait du bien car il est toujours salvateur de lire que les femmes peuvent prendre la place qui leur est toujours refusée. Ce livre m’a dérangée car il propose de faire perdurer un schéma de violence insoutenable (celui imposé aujourd’hui aux femmes).

Il est bien sûr possible d’y voir tout à fait autre chose, ou d’être tellement sûr-e de soi que l’on ne se pose même pas de questions. Toujours est-il que ce livre est susceptible de créer de nombreux débats et, après avoir fait parler de lui, de faire parler celles (et ceux) qui l’ont lu.

***

Cette édition était une première pour nous et nous a permis de nous rendre compte des choses à améliorer pour proposer un fonctionnement et un rythme au plus près de nos attentes respectives et de nos disponibilités. On tient à remercier toutes les personnes qui ont suivi le début de ce projet, qui ont lu l’ouvrage sélectionné et qui nous ont fait part de leurs retours. On remercie aussi Louise Mey qui s’est prêtée au jeu de l’interview et la librairie Zeugma qui a accepté de nous accueillir.

On se retrouve dans quelques jours pour découvrir notre prochaine lecture commune !

 

Pour aller plus loin

Dans ta bibliothèque

  • En finir avec la culture du viol, Noémie Renard, Les Petits matins, 2018.
  • Une culture du viol à la française, Valérie Rey-Robert, Libertalia, 2019.
  • King Kong théorie, Virginie Despentes, Grasset, 2006.
  • Baise-moi, Virginie Despentes, Florent Massot, 1994.

 

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