L’autrice de ce Mémorandom a réussi à s’échapper d’une relation avec son ex-copain abusif après une rencontre hasardeuse sur Tinder. Elle te raconte des bribes de ces deux nuits passées avec l’homme rencontré, comme des souvenirs épars dont les lieux, comme son corps, portent les stigmates.

 

J’ai dormi dans tous ces lits sans âme, aux côtés de tous ces hommes sans âme. J’ai dormi dans tant de lits que j’ai oubliés, parce qu’aucun d’eux n’avait la douceur du foyer. Et puis, il y a ces lits qui m’ont cueillie en plein rêve ou en pleine chaleur, et sans demander mon reste j’ai bâti des forts de couettes et de corps.

Je l’avais oublié, comme un vieux texte que l’on a adoré, mais que l’on ne lira plus jamais : on sait au fond de soi qu’on a passé un moment agréable, mais qu’il est vain d’y repenser, puisque ça ne se reproduira plus. Comme il y a des textes interdits, il y a des rencontres apocryphes. Ce n’est pas faute d’avoir consciemment effacé cette histoire, mais voilà qu’au détour d’une balade, elle resurgit et s’embrase, hors de tout contrôle. Ce sont des littératures infinies que celles de nos amours perdues. En passant, comme on déambule musique aux oreilles et mains dans les poches, je suis passée devant cet hôtel dont j’ai, deux nuits durant, épousé les formes. Tout en haut, au sixième étage orienté vers la gare, il y avait cette chambre où lui et moi avons si peu dormi et tant parlé. Pas d’argent, mais des caresses, dans le silence moite du mois de septembre. Il chantonnait « let it be, le it be », accoudé au balcon. Je n’ai jamais pu m’en défaire, et même si notre rencontre a été brève, j’en suis marquée à vie. De tous ces lits dans lesquels j’ai dormi, c’est avec lui, librement, que j’ai pris le plus de plaisir à 20 ans. Il y en a pour qui Tinder se résume à des phrases que l’on se jette au visage comme on se lancerait des fleurs : séduis-moi, je te séduirai. Donne-toi, prends-moi. Et puis, il y a Tinder et sa liberté. La liberté de converser au beau milieu de la nuit avec des inconnu-e-s dont les fantasmes se découpent dans les rideaux, la liberté de ne dormir qu’au lever du soleil, repue de mots et d’images. La liberté de fixer mes prix et conditions, sans ciller. La liberté de jouir sur place, quand on le veut, comme on veut, dans l’immédiateté opaque du désir qui n’attend pas. La liberté de rencontrer partout et n’importe où quiconque serait consentant-e. La liberté de s’évader et de croire que nos corps nous appartiennent.

La chambre sentait le linge propre, cette odeur synthétique de fleur de coton que je respirais à pleins poumons. Les draps étaient doux, les fenêtres grandes ouvertes sur les lumières du centre-ville. Et, un peu plus loin derrière les balcons fleuris, la gare dont je rêvais les yeux ouverts. Le parquet au sol grinçait coquettement. Sur la pointe des pieds, concentrée, j’ai laissé les lattes craquer, comme des dizaines de microscopiques tremblements de terre dans mes fondations. Cette nuit-là a été bercée des allées et venues des tramways, et des bruits éclatants de la vie nocturne.

Nous nous sommes assis-e-s sur le balcon duquel nous dominions le monde, une dernière bière à la main, les corps entremêlés, la timidité dissoute des heures auparavant aux terrasses des bars. Je vivais convaincue que tous les matins du monde sont sans retour, pourtant, de ces rencontres qui bouleversent des vies, il y en a peu, juste assez pour avoir la chance de les croiser, et de ne plus s’effondrer sans fin. Il était de celles-ci.

Ces deux nuits que nous avons passées ensemble, mon corps n’a été ni de chiffon ni de ficelles ; sans prix autre que nos humanités confiantes, pour la première fois.

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • « Let it be », Let it be, The Beatles, 1970.
  • Tous les matins du monde, Pascal Quignard, 1991
  • Le réseau social Tinder
  • Cet hôtel-là, dans cette ville-là

 


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