La musicienne et compositrice syrienne Maya Youssef puise dans sa vie, son expérience, pour créer une musique émouvante et captivante. Aujourd’hui installée à Londres, elle continue son travail avec une grande liberté, portant son pays à la fois dans son cœur et dans ses chansons. Nous avons eu la chance d’échanger avec elle durant un entretien. Portrait.

 

Maya Youssef incarne le sort de tant d’êtres humains poussés à la croisée des chemins, le cœur entre deux pays. Née à Damas dans une famille progressiste d’écrivain-e-s et d’artistes, Maya a 9 ans lorsqu’elle tombe amoureuse du kanoun, une sorte de petite harpe trapézoïdale très présente dans les pays arabes et en Turquie. Elle baigne alors dans un univers musical éclectique, où l’on écoute de la musique classique arabe et européenne, du jazz, en somme des musiques venant de tous les horizons.

Dans un taxi l’emmenant à l’école de musique où elle apprend le violon, elle entend pour la première fois le son si particulier du kanoun, que l’on obtient en pinçant les cordes à l’aide d’un plectre (communément appelé médiator). Elle demande alors le nom de cet instrument au chauffeur et annonce tout de suite qu’elle veut en jouer. Celui-ci la raille : ce serait un instrument d’homme. Cette affirmation présentée sous forme de vérité universelle ne convainc par la jeune fille. En son cœur, elle a fait son choix : c’est du kanoun qu’elle jouera.

 

Un parcours de haute volée

Soutenue par ses parents, Maya Youssef débute son apprentissage et remporte dès ses 12 ans le prix de la meilleure musicienne au Concours national de musique pour la jeunesse en Syrie. « Dès toute petite, je savais ce que je voulais et j’étais déterminée, même si cela n’était pas vraiment accepté dans le milieu de la musique traditionnelle », nous confie-t-elle. Malgré tout, elle continue d’étudier le kanoun, avant de gagner Dubaï puis Mascate, la capitale du sultanat d’Oman, où elle commence, en 2009, à enseigner la pratique de son instrument et la théorie de la musique arabe (le système maqâm).

Le mot « kanoun » veut dire « loi », terme qui a une résonance singulière pour la jeune femme car traditionnellement associé au pouvoir masculin. L’une des particularités de cet instrument est qu’en frottant ses 78 cordes, on peut jouer toutes les notes de la gamme arabe d’un trait, sur trois octaves et demie (soit à peu près l’amplitude d’une guitare). Des leviers mécaniques permettant des vibratos lui ont progressivement été ajoutés pour permettre d’infléchir les notes et d’assouplir son champ d’expression.

Si Maya Youssef est désormais reconnue en tant que musicienne virtuose et innovante, pour sa réimagination anticonformiste de son art par de nouvelles techniques de jeu, il n’a pas toujours été facile pour elle de s’imposer avec cet instrument traditionnellement réservé aux hommes. Pour porter « la loi » tout en étant une femme, il lui a fallu beaucoup de force de caractère.

Maya Youssef © DR

Finalement, elle fait le choix de s’envoler pour Londres en 2009, où elle bénéficie d’une bourse du Art Council England, qui vise à promouvoir l’excellence artistique à travers le monde. Ce choix tient de son goût, très tôt acquis, pour l’éclectisme. Elle rêve d’évoluer dans un lieu ouvert à des musicien-ne-s et des styles multiples, ce qu’elle peine à trouver dans les institutions syriennes. Aujourd’hui, elle poursuit un PhD (l’équivalent du doctorat) à l’École des études orientales et africaines de l’université de Londres.

 

La guerre

Mais en 2011, quand la guerre éclate dans son pays natal, être musicienne prend progressivement un autre sens pour elle. Le conflit lui donne le sentiment d’être investie d’une mission. « Je ne pouvais plus aborder la musique comme avant, nous confie-t-elle. Pas tant que dans mon pays, les gens souffraient. Je souffrais moi-même de ne plus pouvoir voir mes proches resté-e-s en Syrie. » Un jour de l’été 2012, la chaleur est écrasante, et les journaux télévisés diffusent des images. La jeune femme se sent impuissante. Alors, pour éviter d’imploser, elle prend son kanoun et compose instantanément « Syrian Dreams », le morceau éponyme de son premier album, sorti en 2017.

« Syrian Dreams » est le seul morceau pour soliste, au milieu des neuf titres du disque, il donne le ton, à la fois mélancolique, nostalgique et révolté. Mais il y transpire aussi l’engouement de l’artiste pour une culture et une tradition dont l’héritage est lourd et réconfortant. L’album s’écoute par ailleurs comme la lecture enfiévrée d’un recueil de poèmes.

Pour le reste du LP, Maya Youssef est accompagnée de trois musiciens : Barney Morse-Brown au violoncelle, Sebastian Flaig aux percussions, et Attab Haddad à l’oud (luth arabe) sur deux morceaux (« Touta », le réarrangement d’un morceau traditionnel, et « The Seven Gates of Damascus », une suite de dix minutes). L’ensemble est aéré, au son velouté contrastant avec l’acidité du kanoun. Et la présence du violoncelle ajoute au côté baroque de certains titres.

Il y a également une qualité dramatique qui nous anime à l’écoute de ces morceaux instrumentaux, en raison de la variété de leurs inspirations, qui ouvre à de nombreux contrastes nourrissant l’imaginaire. On y retrouve le large spectre des musiques écoutées par la musicienne depuis son enfance. On a même à un moment le sentiment d’une veine presque disco, dans la chanson « Queen of the Night ».

Participant de l’équilibre de l’album, les titres les plus directement en lien avec la guerre (« Bombs Turn into Roses », « Syrian Dreams ») sont accompagnés d’autres, plus légers (comme « Horizon », le morceau d’ouverture), avant de finir sur le délicat, le somptueux et introspectif « The Sea ».

 

Surmonter le trauma

La musique de Maya Youssef est chargée d’un passé et d’une mémoire, et grâce à elle, l’artiste veut aussi redonner de l’espoir à celles et ceux qui endurent le pire. Le kanoun joue dans sa vie le rôle de trait d’union entre elle et son pays :

Parfois, je marche dans la rue, ici à Londres, et j’ai un flash, l’image d’une rue de Damas qui me vient à l’esprit. C’est encore très vif, et tant que la guerre ne sera pas complètement finie, il sera difficile de refermer la plaie.

Toutefois, la musicienne est animée d’une réelle force de vie, qui l’emporte sur le désespoir. Quand on lui demande comment elle appréhende l’avenir malgré son lot d’incertitudes, elle répond : « De manière optimiste. Définitivement optimiste. Je ne peux pas ne pas être optimiste. »

Maya Youssef. © DR

Cette force, elle tente de la transmettre à des enfants réfugié-e-s de Syrie dans un projet, The Seven Gates of Damascus (d’après le nom de l’un de ses morceaux). Celui-ci est né de son expérience avec la compagnie de théâtre londonienne Oily Cart, qui travaille avec des enfants autistes ou atteints de troubles de l’apprentissage.

Elle y mêle la narration à la musique pour tenter de toucher celles et ceux qui ont connu l’effondrement dès leur plus jeune âge, et pour les aider à reconstruire un monde à travers leur imaginaire. « Heureusement, les petit-e-s sont très réceptifs-ves, nous explique-t-elle. Ils et elles m’apportent autant que je souhaite leur apporter. »

 

La créativité comme lien à l’universel

Pour la jeune femme, il y aurait quelque chose de divin qui se manifesterait dans l’acte créatif. Évoquant sa toute première composition, « Syrian Dreams », elle raconte avoir eu le sentiment que celle-ci avait littéralement jailli hors d’elle, comme une force intérieure : « Je me suis assise devant mon kanoun, j’ai joué, et le morceau est né, raconte-t-elle. J’étais dans un état de tristesse et d’abattement. Ce morceau a été la seule réponse possible à ma situation. »

Maya Youssef prend la vie comme elle vient. De la même manière, dans son processus créatif, elle laisse les musiciens avec qui elle travaille apporter leur souffle, leur sensibilité, afin de créer une œuvre collective. L’avenir, si on le veut apaisé, nécessite qu’on laisse à chacun-e la place qu’il ou elle mérite.

C’est pourquoi l’artiste ne s’arrête pas là. Depuis janvier 2019, elle anime un stage de coaching intitulé « The Prosperous Musician », destiné à aider les musiciennes à développer leur projet artistiquement mais aussi financièrement. En y mêlant stratégie et conseils, elle entend par là promouvoir une production musicale féminine de haut niveau.

En attendant la suite, Maya Youssef garde les yeux rivés sur Damas, sur son pays qui lui est si cher et sur l’horizon. Ce dernier, elle l’espère, apportera ses promesses de paix.