Sous ses faux airs de film de Xavier Dolan, La Femme de mon frère est, entre autres, une œuvre qui questionne les normes sociétales par la mise en scène des corps. Mais par-dessus tout, le long-métrage de Monia Chokri développe une réflexion autour de la dépendance affective, laquelle dépasse avec force le cadre de l’écran.

 

Sofia (Anne-Élisabeth Bossé), 35 ans, vient de se voir refuser un poste universitaire. Déprimée, sans projet, elle vit chez son frère, Karim (Patrick Hivon), à Montréal. Elle et il entretiennent une relation symbiotique, mais tout change quand ce dernier, dragueur invétéré, tombe amoureux.

Dans une scène d’introduction déstabilisante, des professeur-e-s, face caméra, donnent leur avis sur la thèse d’un personnage que l’on ne voit pas. Le contrechamp n’arrive qu’à la toute fin de la séquence, nous permettant de rencontrer la jeune femme. Sofia, c’est ce corps immobile, mal à l’aise, maladroit et enfermé dans une caméra statique, comme l’héroïne dans sa vie.

 

Mettre en scène les corps pour raconter les sentiments

Sous des airs de comédie sympathique, La Femme de mon frère est un film sur le corps et les normes sociétales qui lui sont imposées. C’est aussi un film sur l’incapacité à s’adapter. Sofia est terrorisée à l’idée de grossir. Ce qui semble être au premier abord un ensemble d’idées grossophobes devient clairement une dénonciation de ce que la société nous force à nous infliger. Au cours d’une soirée, elle en discute avec son frère, justement, de ces « jolies filles sans cerveau » qu’elle jalouse parce qu’elles peuvent utiliser leur corps à leur avantage. La jeune femme n’a ni travail ni logement, et n’est pas une beauté « conventionnelle ».

Les amies de Sofia − qui n’en sont pas vraiment − sont très minces, maquillées, mariées, parfois mères, souvent riches. Elles correspondent en tout point au profil typique de la femme qui a réussi sa carrière ou sa vie de famille selon les codes communément valorisés par la société. Sofia, elle, trimballe une dépression et vit dans la chambre d’ami-e-s de son frère, que l’on pourrait facilement prendre pour son mari. Dès les premiers instants du long-métrage, la manière de filmer les corps a une importance capitale. Karim, beau jeune homme au travail prestigieux et à l’allure élégante, a des airs de gendre et de petit-ami parfait. Avant qu’il ne rencontre la femme de ses rêves, les frère et sœur sont souvent ensemble dans un champ, en train de se toucher. Leur histoire est belle, nous dit le film. Mais ce qu’il nous montre est différent : Monia Chokri tourne les scènes de corps à corps, de bagarres pour rire sur le lit, comme des scènes de sexe. Elle dévoile ainsi les côtés malsains de cette relation et pose le problème central du long-métrage, sans que jamais personne n’ait besoin de l’énoncer : que devient Sofia quand Karim disparaît ?

La Femme de mon frère, réalisé par Monia Chokri, 2019. © Memento Films Distribution

Tou-te-s deux sont cyniques et nihilistes, jusqu’au moment où le jeune homme rencontre Éloïse (Évelyne Brochu). Et là, tout change. En couple et heureux, il veut des enfants et se révèle aussi optimiste que sa nouvelle compagne. L’acceptation de l’état mental de sa sœur devient une façade, qui laisse place au mépris et à la méchanceté quand la gravité de la situation ne peut plus être niée. Face à la colère, à la fatigue et au mal-être de Sofia, il est excédé. La caméra les sépare, ne les capture plus qu’en champ-contrechamp. L’existence de la jeune femme devient insignifiante et épuisante aux yeux de son frère, comparée à celle d’Éloïse, bien dans sa peau, intelligente et gentille. Au cours d’un rendez-vous à quatre qu’il impose à sa sœur, Karim lâche : « Je la loge en attendant qu’elle trouve un sens à sa vie. » Sofia n’a plus personne, juste sa dépression. Elle déménage.

Heureusement, il y a son père, ancien militant communiste trop fatigué pour continuer la lutte. Divorcé qui vit dans le garage de son ex-femme, il est le miroir de Sofia. Avec lui, elle va réussir, petit à petit, à se (re)construire sans son frère. Et c’est à ce moment-là que le film prend une tournure discutable.

 

Un personnage moins profond qu’il n’y paraît ?

Sofia est une féministe qui ne veut pas d’enfants. Elle s’inscrit dans la lignée de personnages comme Fleabag, paumé, à la moralité douteuse, mais attachant. Le film montre quelqu’une de vraie, nuancée et imparfaite. Pourtant, quand La Femme de mon frère aborde la question du bonheur, il échoue d’une certaine manière à arriver au bout de son propos. En effet, si certaines questions sont laissées en suspens (notamment celle de la maternité), l’absence de traitement global des convictions profondes de l’héroïne une fois qu’elle va mieux donne l’impression d’un changement intérieur radical. Finalement, certaines de ses prises de position, comme « le couple hétérosexuel est une structure hétérosexiste », ne seraient liées qu’à son mal-être. À l’instar de son frère avant elle, c’est en trouvant le bonheur que Sofia se détache de son cynisme et de son pessimisme.

La Femme de mon frère, réalisé par Monia Chokri, 2019. © Memento Films Distribution

Or, ceux-ci peuvent être le revers du militantisme, face aux injustices de la société. Que Karim se cantonne à l’arc narratif cliché du tombeur désabusé qui trouve l’amour passe encore ; mais que Sofia perde toute sa substance une fois qu’elle a trouvé le bonheur, c’est sous-entendre que les idées en question n’étaient pas réelles et ont été « guéries ». Durant une grande partie du long-métrage, la jeune femme est forte, complexe. Elle est fascinante parce qu’elle existe dans le paradoxe de ses opinions et de ses actes. Mais à partir de ce moment-là, Sofia se range.

 

De la révolte à l’apaisement

L’interprétation cinématographique est très personnelle. Il peut être difficile d’être en accord avec l’évolution du personnage principal, tant ce qu’il représente – l’abandon des convictions et l’intégration à la norme – peut nous faire peur et nous questionner. Cependant, rentrer dans le confort d’une case, ne plus être en colère peut être un moyen de se préserver. Quand tout est engagement, il est compliqué de conserver optimisme et énergie. Et quand tout est politique, le privé l’est aussi, et les relations personnelles peuvent en pâtir. Les choix de chacun-e sur ce sujet relèvent de l’intime. Il est compréhensible – et parfois nécessaire – d’arrêter de se battre, et de repartir sur des bases plus saines.

La Femme de mon frère, réalisé par Monia Chokri, 2019. © Memento Films Distribution

Ainsi, de ce point de vue là, La Femme de mon frère passe à mes yeux de discutable à diablement intelligent. Les spectateurs-rices ont accompagné l’héroïne pendant plus de deux heures, ont assisté à ses crises de larmes, de rire, de colère, d’angoisse. Et tout d’un coup, Sofia va mieux. Elle avance. Et c’est nous qui nous retrouvons seul-e-s, avec nos questionnements, nos certitudes ébranlées, nos projections sur elle, et cette idée si simple mais si difficile à accepter : nous ne pouvons pas modeler les personnes que nous aimons à notre image. Il faut leur permettre de changer et savoir les laisser partir. Les rôles sont pour ainsi dire inversés.

Sofia ne nous appartient pas, tout comme Karim n’appartient pas à Sofia. Il n’est pas, ici, question de choix narratifs incohérents : l’évolution de l’héroïne a du sens. Si certain-e-s spectateurs-rices ont du mal à l’accepter, c’est parce que cette évolution nous met dans une position inconfortable. En attendant, la caméra n’est plus fixe, ses mouvements sont fluides. Sofia, elle, n’est plus engoncée dans ses vêtements : il fait beau, elle est en robe courte, elle est libérée. Elle a trouvé sa paix. À nous de trouver la nôtre.