Le début de l’année 2019 a vu arriver sur Netflix Russian Doll, une série rock’n’roll jubilatoire dans laquelle l’héroïne se retrouve piégée dans une boucle temporelle. Nadia, jeune new-yorkaise un peu perdue, ne cesse de mourir et de revivre sa soirée d’anniversaire. Prépare-toi pour une belle mise en abîme, entre quête existentielle et dissertation sur la société de consommation.

 

[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers.]

Il y a deux façons de représenter l’idée de totalité à l’écran : tenter d’embrasser tout le champ de l’existence humaine dans une même œuvre, ou la réduire à une cellule microscopique – unique – dont on observerait les variantes et les constantes. C’est cette deuxième option que met en scène Russian Doll, créée par Natasha Lyonne (qui interprète également le rôle principal), Amy Poehler et Leslye Headland. En huit épisodes d’une vingtaine de minutes, cette création sérielle nous propose de suivre les tribulations de Nadia Vulvokov, solitaire et paumée, qui ne cesse de mourir inopinément pour inlassablement revenir à la vie.

Coincée dans une boucle temporelle, la jeune femme se retrouve toujours au même point de départ : dans la salle de bain de chez son amie Maxine (Greta Lee), au cours de la soirée d’anniversaire que cette dernière a organisée pour elle. Encore et encore, tout redémarre avec la chanson « Gotta Get Up » de Harry Nilsson, qui devient rapidement entêtante. Et pour compléter le tout, cette ritournelle est ponctuée d’un « Sweet birthday babyyyyyy », joyeusement lancé par Maxine à chaque fois qu’elle sort de la salle d’eau.

Russian Doll, créée par Natasha Lyonne, Amy Poehler et Leslye Headland, 2019. © Netflix

Chaque réitération de sa soirée pousse Nadia à expérimenter, de manières différentes, des temporalités supposées similaires. Elle cherche son chat avec persévérance (ce qui provoque sa première mort) et, au fil de la série, tente de comprendre ce qui lui arrive en même temps qu’elle tâche d’éviter de mourir – ne serait-ce qu’en descendant des escaliers –, le tout dans des tons entre chaud et froid, relevés par une esthétique soignée, précise, laquelle veut mettre les spectateurs-rices face à leur propre sentiment de solitude. À chaque nouvel épisode, elle parvient à découdre différents aspects de sa vie familiale et amoureuse, sans pour autant réussir à complètement se sortir de la spirale dans laquelle elle est prise.

Mais tout change quand elle rencontre Alan (Charlie Barnett) dans un ascenseur en chute libre. On découvre alors son récit, également à la première personne. Tout comme Nadia, il ne cesse de mourir de façon violente et de renaître, lui, sa brosse à dents à la bouche. Rapidement, tou-te-s deux comprennent donc que leurs destins sont liés.

 

De l’amusement au questionnement existentiel

La force de Russian Doll tient à son côté amusant et foutraque, à l’instar de Nadia et ses airs de Bette Midler dans le film culte The Rose (1979). Bien sûr, le contraste entre la jeune femme et Alan marche d’autant mieux qu’il oppose son caractère à celui, obsessionnel, de son partenaire. Plutôt que sa soirée d’anniversaire, lui revit sa rupture avec sa petite-amie – dont l’amant est présent chez Maxine. Coïncidence ? Évidemment pas.

Russian Doll, créée par Natasha Lyonne, Amy Poehler et Leslye Headland, 2019. © Netflix

Mais l’élément clé de la série réside surtout dans la simultanéité de leurs morts répétées. Leurs boucles respectives sont synchronisées, sans qu’au début ni lui ni elle ne parviennent à en saisir la raison. Dès lors, une fois passé le côté jubilatoire de redémarrer régulièrement la même scène familière, le trouble s’installe et, progressivement, la machine déraille et se délite, comme un bug dans le système.

On peut ainsi y lire l’allégorie de nos sociétés d’hyperconsommation, où tout est soumis à une date de péremption anticipée. À l’ère du culte de la nouveauté, l’angoisse de la mort nous empêche d’envisager nos vies sur le long terme.

La spirale qui pousse les deux personnages à constamment devoir tout recommencer implique que chaque progrès acquis dans l’une de ces boucles se trouve perdu à la suivante. Et chaque fois que Nadia et Alan parviennent à résoudre une difficulté de leur vie présente, elle et il sont interrompu-e-s par une mort brutale, ce qui ne fait que les pousser vers un problème plus profond et général : la nécessité de prendre soin des autres et de soi-même.

 

Trauma, nœud gordien* et rédemption

La série illustre avec ironie le repli nihiliste dans lequel nos sociétés capitalistes tendent à nous renvoyer. Il s’agit pour les deux protagonistes, terriblement attachant-e-s, de se confronter à des peurs anciennes profondément enfouies. La référence à la psychanalyse perce à travers l’évocation de la culture juive – qui imprègne Nadia et son héritage –, laquelle est traditionnellement soucieuse des questions liées à l’écriture et à l’interprétation.

Russian Doll, créée par Natasha Lyonne, Amy Poehler et Leslye Headland, 2019. © Netflix

Le personnage de Ruth (Elizabeth Ashley), psychanalyste et figure maternelle formidablement atypique, constitue la cheville ouvrière de la mémoire de Nadia vis-à-vis de sa mère biologique. Cette dernière, instable et violente, l’a abandonnée durant son enfance, événement dont Nadia porte la culpabilité. Russian Doll semble nous inviter à déconstruire les éléments d’une matriochka imbriqués en nous-mêmes, jusqu’à en retrouver l’essence cachée.

La question est finalement de savoir si le plus angoissant est la lucidité concernant notre mort prochaine ou le fait de ne rien pouvoir faire pour améliorer notre sort. La structure du monde joue contre nous, nous renvoyant constamment à la même place. De manière audacieuse, la série rappelle les gestes dramatiques, automatisés et réduits à leur forme brute des chorégraphies de Pina Bausch. Le trauma devient ainsi la source de la création. Nous observons les tribulations de Nadia et Alan, comme deux poissons dans un bocal.

Russian Doll interpelle d’abord par son côté fun et le mordant de son personnage principal, en quête d’une rédemption. Mais cela n’est qu’un prélude à un voyage compliqué, qui ne peut avoir qu’une issue : la prise en compte de l’autre dans son authenticité, dans son imparfaite et irréductible sincérité.

 


*L’expression « nœud gordien » fait référence à un problème a priori sans solution. Afin de défaire ce nœud, il faut le trancher, c’est-à-dire résoudre le problème grâce à une décision radicale.