Dans cette tribune, Myroie te parle de ces personnages de fiction qui ont eu une grande importance dans sa vie de tous les jours. Elle te confie ses doutes et te raconte comment, pas à pas, ces présences imaginaires l’ont aidée à grandir.

 

Toute jeune, je n’avais pas vraiment peur des autres. J’étais, au contraire, plutôt curieuse de mon entourage. J’allais spontanément vers les gens que je ne connaissais pas et je les bombardais de questions. Je pouvais devenir amie avec des inconnu-e-s en un rien de temps et les considérer comme mes meilleur-e-s copains et copines. D’un coup, comme ça, pourquoi pas. Dotée d’une spontanéité désarmante, je traitais tout le monde de la même manière, les adultes comme les enfants. Parfois, je devais être envahissante, avec mes questions sans filtre, mes remarques inconvenantes et mon désir égoïste de faire amie-ami-e quand la personne en face n’en avait sans doute pas envie. Et finalement, c’est peut-être ça qui m’a valu mes premières claques sociales.

En grandissant, les codes ont changé. Pour être honnête, je ne me souviens plus quand. Je m’en suis aperçue quand j’ai vu des sourires moqueurs et des chuchotis désapprobateurs face à mes méthodes de socialisation, qui étaient pourtant celles que je pratiquais depuis toujours. J’ai essayé de m’adapter. J’ai échoué. Plus je grandissais, plus toutes ces règles non écrites me paraissaient absurdes, dénuées de sens, et quand je croyais les avoir cernées, de nouveaux usages apparaissaient, surgissant de nulle part, me renvoyant avec violence à mon incapacité à les comprendre. Ce fut le début des moqueries et du harcèlement scolaire. Et ainsi le début de la peur de l’autre.

Face à tous ces codes relationnels compliqués qui étaient apparus d’un coup et qui me valaient tous ces malheurs, le constat était simple : le problème était que je grandissais. Je n’étais pas encore adolescente que je rêvais déjà de revenir à ce monde de l’enfance confortable, où les erreurs semblaient permises. Pourquoi fallait-il à ce point se compliquer la vie en grandissant ?

 

Peter Pan : l’échappatoire

Peter Pan, réalisé par Hamilton Luske, Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, 1953. © Walt Disney Pictures

Très vite, je me suis sentie comme Peter Pan. Et pour oublier le rejet de mes camarades, je rêvais alors qu’il venait me chercher, m’emmenait au Pays imaginaire et me laissait être ce que j’étais, au milieu des sirènes, des Indien-ne-s et des pirates. Peter Pan m’a offert une bulle, dans laquelle j’ai placé toutes ces choses que j’étais mais qui ne plaisaient pas, sans que je comprenne pourquoi. Cacher de mon mieux ce qui semblait déplaire pour ne le ressortir que dans la sphère privée m’évitait d’avoir à le détruire. Ainsi, je pouvais tenter de m’adapter comme je le pouvais, avec mon petit trésor bien gardé dans un coin de mon esprit.

 

Naruto : la promesse

Naruto Shippuden, réalisé par Hayato Date, 2007-2017. © Studio Pierrot

Mais pour cacher les choses, encore faut-il être capable de comprendre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Comment définissait-on donc ce qui était « trop gamin-e » ? Pourquoi une chose était tendance, mais pas l’autre ? Pourquoi courir passait inaperçu à un certain âge, et devenait honteux par la suite ? Je me posais beaucoup de questions, et si je cachais un certain nombre de choses, ce n’était pas toujours celles qu’il fallait. Sans compter que, souvent, masquer tout un pan de ma personnalité était douloureux. Alors, ça débordait, ça resurgissait sous des formes que je ne maîtrisais pas, maladroites.

C’est à cette période que j’ai découvert les mangas, et plus précisément Naruto. L’histoire de cet enfant que tout le monde déteste et qui a un démon renard enfermé dans son âme m’a immédiatement parlé. La façon qu’a ce yokai de surgir dans les périodes de détresse du héros, sans qu’il ne puisse rien faire, me rappelait mes propres crises de larmes en public, que je n’arrivais pas à contrôler et qui me valaient tant de mépris de la part de mes camarades. Mais malgré son démon, malgré la haine de son entourage qui lui colle à la peau, Naruto avance, s’impose, se bat pour prouver sa valeur. Petit à petit, il gagne en force, en assurance, et il s’entoure d’ami-e-s, de personnes qui arrivent à voir au-delà de son démon renard. Il est parfois maladroit, parfois abattu, mais il persévère.

Il a représenté pour moi une lueur d’espoir. Une promesse, un pacte tacite avec moi-même : si je faisais des efforts, si je faisais de mon mieux pour m’améliorer, pour devenir une meilleure personne, toujours plus forte, alors moi aussi, je finirais par m’entourer d’ami-e-s. Moi aussi, je finirais par faire reconnaître ma valeur aux autres. Mais surtout, et plus important que jamais, à moi-même.

 

Les sœurs Halliwell : l’acceptation

Charmed, créée par Constance M. Burge, 1998-2006. © The WB

C’était motivant de vouloir prouver ma valeur comme dans un manga, mais c’était un vaste programme, et je ne savais pas comment m’y prendre. Alors, petit à petit, tout est devenu une compétition. Je voulais être aimée et reconnue, non ? Donc je devais être la meilleure. La meilleure élève, le meilleur être humain, la meilleure artiste, la meilleure en tout, à tout prix. L’autre est devenu-e abstrait. Son jugement, réel ou supposé, était tellement effrayant que l’idée que je m’en faisais prenait plus de place que la personne elle-même. Son libre arbitre, ses peurs et ses rêves disparaissaient, écrasés par mes angoisses. Autrui n’était plus qu’un-e simple adversaire à dépasser pour être aimée et admirée. Seulement voilà, cet objectif d’être la meilleure en tout était parfaitement inaccessible. Je me suis alors enfermée dans une haine féroce de moi-même. La peur de l’échec, qui signifiait que je n’étais pas digne d’affection, est devenue un handicap qui m’a empêchée de m’épanouir, et par la même occasion de me lier aux autres avec la même ingénuité qu’avant.

À cette époque, je regardais « La Trilogie du samedi », sans jamais manquer un seul épisode. Ma série préférée, Charmed, me transportait à chaque fois, m’emmenant dans un monde magique où le Livre des Ombres avait réponse à tous les problèmes. L’un des thèmes récurrents était l’intégration : comment s’adapter à un monde avec ses règles et son rythme quand on est une sorcière qui combat les démons et les loups-garous ? Tout ceci, dans la plus grande discrétion possible bien entendu, puisque l’univers n’était pas prêt à accepter l’existence de la sorcellerie. Un épisode en particulier m’avait marquée, dans lequel Phoebe, l’une des sœurs Halliwell, rejetait en bloc ses pouvoir magiques. Elle voulait être « comme tout le monde », pour pouvoir se fondre dans la masse et mener une vie qui ne serait plus tourmentée par les démons et les malédictions.

D’une façon assez étrange, cet épisode avait fait écho chez moi. Paradoxalement, si je voulais être la meilleure, c’était finalement pour être « normale ». Pour être intégrée, ne plus être cette bête de foire pleine de maladresses qui faisait rire tout le monde à ses dépens. Pour avoir des ami-e-s avec lesquel-le-s rire, partager, un groupe dans lequel je me sentirais bien. À la fin de l’épisode, Phoebe apprenait à accepter ses pouvoirs, sa vie, ses spécificités, et à voir sa différence comme une force et une richesse. J’ai ainsi réalisé que si faire des efforts pour s’améliorer était une bonne chose, vouloir être parfaite et la meilleure était une erreur : il fallait que j’arrête de vouloir me changer à ce point et que j’apprenne à m’accepter telle que j’étais. Je devais laisser de la place à mes bizarreries, pour à nouveau ouvrir un espace aux autres – ainsi qu’à leurs propres étrangetés – dans ma vie. Et pour cela, il fallait que je me débarrasse de cette peur viscérale du regard d’autrui, qui était devenu avec le temps un jugement sans pitié n’appartenant qu’à moi, face à ce que je considérais comme mes faiblesses.

 

Luna Lovegood : le courage

Harry Potter et l’Ordre du Phénix, réalisé par David Yates, 2007. © Warner Bros.

Apprendre à s’accepter tout en essayant de donner le meilleur de soi-même était un équilibre difficile à trouver. D’autant que, le temps aidant, ma peur du regard des autres s’était enracinée en moi. Elle était omniprésente. Les yeux des personnes qui avaient été les plus violemment méprisantes à mon égard me suivaient partout, scrutateurs et moqueurs, dans les moments les plus intimes. Ainsi jugée en permanence, j’étais dans un inconfort constant qui oscillait entre la paranoïa, la crainte et le dégoût. La hantise de ce jugement occupait trop largement mes pensées, m’empêchant de prendre tout risque, toute initiative, que ce soit d’un point de vue physique ou intellectuel.

Pendant cette période, alors que j’étais figée dans un immobilisme qui me poussait à ne m’appuyer que sur des acquis, je fuyais la réalité en plongeant dans la frénésie qui entourait la saga Harry Potter et la sortie des trois derniers volumes. J’aimais cette série depuis longtemps déjà, mais les trois derniers volumes avaient un parfum violent de fin d’enfance, de sentiment d’injustice et de révolte, qui entrait en résonance avec mes propres tourments. Mes personnages préférés grandissaient, devaient faire des choix difficiles et découvraient que les adultes n’avaient pas toujours la solution à leurs problèmes.

C’est particulièrement les personnages considérés comme des losers par leurs pairs qui m’ont aidée : Neville Londubat d’abord, mais surtout Luna Lovegood. Elle avait l’incroyable force de se moquer de ce que les autres pensaient d’elle et de ne pas se laisser atteindre par les brimades dont elle était victime. Fidèle à elle-même et à ses convictions, elle était presque mon antithèse, tout en me ressemblant majestueusement dans sa bizarrerie. J’avais vu en elle une potentielle version de moi-même, qu’il m’était possible d’atteindre en sortant de mes zones de confort. Ainsi est-elle immédiatement devenue un modèle pour moi. Le courage dont elle faisait preuve prenait une forme que je ne connaissais pas : celle de s’aimer malgré la haine dont on peut être l’objet, de toujours reconnaître sa force même quand les autres nous croient faibles, de s’accepter quand tout le monde nous rejette, et surtout, de ne jamais entretenir de rancœur envers quiconque – mais sans pour autant se laisser faire. Elle avait un équilibre, une sagesse qui me faisaient penser au poème de Rudyard Kipling, « Si » :

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant, lutter et te défendre.

C’était tout ce que je voulais être, pour moi et pour les autres. Avoir le courage de m’imposer sans m’écraser, d’aimer sans dépendance, de soutenir sans m’oublier, d’appuyer mes convictions, même dans la plus grande des solitudes, même quand tout le monde me prendrait pour une folle. Car de toute façon, Luna Lovegood m’a appris que l’on n’était jamais vraiment seul-e : il y a toujours des personnes aussi folles que nous.

 

Isabeau : la résilience

Les Passagers du vent, tome 1 : La Fille sous la dunette, par François Bourgeon, 1985. © Casterman

Sortir de ma zone de confort, j’ai essayé de le faire à de multiples reprises. Mais très souvent, j’ai abandonné en cours de route. Difficile de se mettre en danger, même un tout petit peu, quand on n’arrive à faire confiance ni aux autres ni à soi-même. Mais cet obstacle n’était pas une excuse valable à mes yeux. Alors, je culpabilisais pour tout : de ne pas être capable de me moquer du regard des autres, de ne pas être capable d’être la meilleure, de ne pas être capable de me protéger, de grandir, de rester une enfant, et j’en passe. J’étais toujours trop ou pas assez.

C’est à ce moment-là que j’ai lu Les Passagers du vent. Une bande dessinée classique aux sujets toujours d’actualité, racontant l’histoire d’une jeune femme appelée Isabeau. Cette héroïne s’était vu voler jusqu’à son prénom. Violée par son frère, elle avançait dans la vie sans faire confiance à personne. Au début, elle n’a que la vengeance comme moteur et le cynisme comme bouclier. Les aléas de la vie la ballottent ici et là, et rien ne se passe comme elle le prévoit. Mais elle s’adapte. Elle s’entoure de quelques personnes de confiance, et fait avec ce qu’elle a, ce qu’elle trouve. Sans se défaire de ses convictions, elle lutte avec ce qu’elle possède comme force, avec ses propres armes, à son niveau. Isabeau est l’incarnation même de la résilience.

C’est ainsi que j’ai compris que pour sortir de ma zone de confort, encore aurait-il fallu que j’en possède une. Pour pouvoir prendre des risques, j’avais besoin d’être sûre qu’on me relèverait si je chutais. Je devais réapprendre à faire confiance aux autres et me faire à l’idée qu’ils et elles pouvaient me vouloir du bien. Mais aussi à croire davantage en mes capacités. J’ai donc commencé à me prouver par des petits défis, ici et là, que j’étais capable d’avancer et d’affronter des obstacles. Dans un coin de mon esprit, j’ai également compté mes points d’appui et de support dans mon entourage, parmi ma famille, mes ami-e-s ou mes amant-e-s. Plutôt que de tout endurer seule encore et encore, j’ai pris la décision d’aller vers celles et ceux que j’aimais et qui m’aimaient. D’accepter l’aide qu’ils et elles pouvaient m’apporter, ni plus ni moins, sans en attendre trop, mais sans les repousser non plus, même si ma honte et mes angoisses me hurlaient de me cacher.

Isabeau m’a appris que la véritable force résidait dans la souplesse d’esprit, les capacités d’adaptation, d’acceptation de l’imperfection. Découvrir une femme qui avait autant souffert et qui faisait malgré tout de son mieux avec ses armes, ses faiblesses et ses soutiens a été pour moi cathartique. Elle savait rester fidèle à elle-même et maîtrisait l’art de panser ses blessures, de les considérer, avant de décider quelle route prendre, pour avancer envers et contre tout. Et ainsi, son exemple en tête, j’ai pu décider d’avoir confiance en l’avenir et les belles choses qu’il me réservait encore.

 

La force de l’équilibre

Le Voyage de Chihiro, réalisé par Hayao Miyazaki, 2001. © Buena Vista International

Bien d’autres personnages m’ont accompagnée dans mes recherches de réponses et dans la construction de ma personne. L’imaginaire a ceci de fantastique qu’il peut faire oublier les problèmes du quotidien et, en même temps, apporter des solutions sans que l’on s’en rende compte immédiatement. Chacun de ces personnages est devenu une force, le représentant d’une philosophie de vie à part entière. Philosophies se complétant, s’équilibrant entre elles, m’aidant ainsi à trouver une certaine stabilité entre les aspirations et les craintes que je pouvais (et peux) avoir dans ma vie.

Aujourd’hui, je n’ai plus peur de grandir, mais j’autorise l’enfant qui est en moi à exister, en lui aménageant un jardin que je tiens secret en fonction des circonstances et du degré de confiance que j’accorde à mon interlocuteur-rice. Au jour le jour, je tente de découvrir de nouvelles choses, de me dépasser, de m’améliorer, mais sans oublier d’accepter mes difficultés et mes angoisses, en montrant de la patience à leur égard. Cela me permet aussi d’être plus tolérante face à mes spécificités et de les reconnaître comme un atout. J’apprends encore le courage de faire face au jugement des autres. J’essaye de comprendre que l’inimitié que je crois percevoir est bien souvent un fantasme. Et lorsqu’elle est réelle, qu’elle n’est pas forcément juste, qu’elle ne me définit pas. Le travail sera long, mais j’ai désormais la faculté de croire en mes capacités. De prendre, enfin, la place qui m’est due, sans pour autant empiéter sur celle des autres.

Au fond, c’est peut-être cela la résilience. Accepter que rien n’est parfait, ni moi, ni les autres, ni le monde, mais faire avec. Apporter de la douceur quand c’est possible et tenter de vivre au mieux, sans trop de rancœur, avec un peu d’amour et d’espoir.

 


Image de une : © DR/Deuxième Page