Deux femmes, deux histoires, des douleurs. Et toujours ce corps que l’on a, celui que l’on montre et celui que les autres voient. Des apparences qui rendent difficile d’être nous-mêmes. Un texte à quatre mains plein d’amertume, de résilience, de poésie et de grâce.

 

À l’occasion de la deuxième édition de Dépossédées, notre club de lecture, nous vous avions proposé d’écrire sur le thème « Mon corps et moi » et de partager vos créations sur le rapport que vous entretenez avec votre corps. Merci pour vos participations, toujours touchantes, et qui décrivent bien les relations ambivalentes que l’on peut avoir avec notre propre corps, tantôt belles tantôt douloureuses.

 

Mon corps est un champ de bataille… Douze cicatrices sur la jambe gauche, huit sur la jambe droite et une dernière, bien visible sur la joue, à côté de l’oreille. Je suis capable de porter un bikini sans jamais sortir les jambes du sable. Je n’attache pas mes cheveux et je tire mes chaussettes jusqu’aux genoux. Je sais faire l’amour sans retirer mon soutien-gorge, je suis une chenille séductrice qui se mue en phalène de la honte.

À peine 13 ans et déjà, faite comme une figure de madone. Deux mamelles bien encombrantes pour une gamine qui joue encore au premier baiser en pressant ses lèvres mouillées sur son bras. 

Mon corps, j’ai appris à le détester en tétant le lait maternel, en le faisant suer, plier, souffrir sur la barre de mon école de danse. J’ai appris qu’il y a un nom pour moi, un nom de taille, je suis une taille S, S comme SLIM.

J’ai 13 ans, je ne sais pas encore grand-chose de ce corps qui s’allonge et se courbe. J’ai juste compris qu’il m’arrive quelque chose car quand je danse, il ne m’obéit plus de la même façon. Il paraît que c’est ainsi, quand nous arrivons à l’adolescence, des choses se mettent à changer.

J’ai appris que la beauté, c’est l’impôt à payer pour exister dans l’espace public. Je ne savais pas comment payer ma taxe, à qui, combien de fois par mois, quel montant. Personne ne voulait répondre. J’ai trouvé seule : se déguiser, porter un masque, mettre sa singularité sous morphine.

Le regard de ces hommes sur moi. Ces hommes qui ont parfois l’âge de mon père. Je me demande bien ce qu’ils cherchent en me trifouillant des yeux comme ils le font. Parfois, ils sourient avec un pli de douceur. Ça me fait comme un petit pic et je baisse la tête. 

Mes jambes portent les signes de toutes les fois où, selon ma mère, j’aurais dû rester à la maison au lieu de risquer mon corps. J‘ai grandi sous une cloche de verre, avec la peur que je puisse me casser, me briser en plusieurs morceaux. Aujourd’hui, mes jambes racontent une histoire, une histoire que l’on n’a pas forcément envie d’entendre.

Ils l’ont fait dans mon dos. Je n’étais pas au courant. Ce matin, au collège, une feuille affichée dans le couloir. Je suis la première de la liste. Celle pour qui « les garçons » ont voté. Je suis élue Miss de mon année. 

La vraie bataille est toujours en cours à l’intérieur de moi. Il y a ces ennemi-e-s qui me contraignent au combat, ils et elles sont plusieurs, elles et ils sont partout. Vous voulez que je balance des noms ?

Miss… Missed, missing…

Je vous invite dans ma chambre. L’atmosphère est cosy, la lumière tamisée… Chacune de mes ampoules est couverte d’un morceau de tissu coloré qui habille mes nuits d’amante et enveloppe mon corps. Je paie cash.

J’ai enfilé deux t-shirts serrés l’un sur l’autre. Au-dessus, j’en enfilerai un autre. Un peu plus lâche. Je ne les sentirai plus bouger. Je ne serai plus dérangée dans mes mouvements. Je pourrai regarder devant moi, faire du sport, me promener dans la rue. Il n’y aura plus de sifflets. Ni de remarques. 

Il fait chaud, et si j’enlève les couches, il reste toi : mon corps. Pas de short ni de jupe. Trop de cicatrices. Les collants toujours. La classe avant tout. Transpire et paie ton tribut.

Je grandis et je m’amuse, je fais semblant d’être une femme. Je peux avoir à boire quand j’ai envie d’un Coca. Je rentre dans les boîtes de nuit. Les hommes ouvrent la bouche quand j’embrasse une amie sur les lèvres. 

Je suis sortie du sommeil, dans les couloirs des rêves, à tâtons, par terre, il y avait des souvenirs tordus… C’est vrai, je ne dors pas beaucoup, la vie m’excite. En Suisse, dans ma ville d’origine, on n’aime pas les déchets ni les imperfections. Le matin, le visage est une fleur fraîche. Sur mon territoire, les « poches » n’existent pas, elles n’ont ni dimensions, ni formes, ni couleurs. Elles ne sont qu’un songe qui s’évanouit avant de sortir dans la rue.

Le premier garçon que j’embrasse a 14 ans. On a dansé huit slows avant qu’il ose me regarder dans les yeux et m’embrasser. Il ne me dit pas que je suis belle. Il ne veut pas me prendre en photo comme cet homme à la plage. À mon insu. Il ne touche pas mon corps. Il me tient la main quand on est seul-e-s.

Après ses grossesses, Gabriella n’a jamais récupéré « sa forme ». Elle a continué à héberger ces dix kilos dont elle ne voulait pas. Comme elle n’a pas pu les exproprier, elle a cherché une solution pour ne pas devoir payer la taxe beauté. Sa solution à elle, c’était moi. Moi et sa robe de mariée. Le jeu était simple : aller chercher la robe dans le coffre à la cave, la mettre et aller voir mon père. Lui montrer à lui et à tous les autres que oui, Gabriella, avant moi, elle aussi, elle avait un corps mince, un corps comme le mien. Une taille S, « slim ».

Mes parents sont à la piscine. Je n’ai pas envie de sortir de la chambre. Je vais dans la salle de bain, me regarde dans le miroir. Je me rapproche, encore, encore plus près. Je vois des boutons, des points noirs. Mes doigts s’acharnent. Mon visage est une marbrure rouge. Je ne peux plus sortir. 

Je suis née avec un dysfonctionnement génétique : ma peau marque tous les coups, elle n’en endure aucun. Mon cœur et ma tête, si. Ma peau garde tout, comme une tablette de marbre sous le burin, un papier à l’imprimerie. Une tatouée non consentante. Ma peau et moi, on a rarement eu le même timing. J’enchaînais les coups, puis j’essayais de l’attendrir. Elle restait sourde à mes tendresses désemparées. À l’école, mes amis examinaient les nouvelles terras incognitas apparaître sur la carte géographique de mes jambes. Chaque contusion se présentait comme une partie du monde, un pays. Aujourd’hui encore, si je me concentre, je peux y voir le Brésil et Cuba, l’Argentine.

Je me le suis juré, personne ne prendra mon corps avant mes 18 ans. Je le défendrai contre moi, contre eux, contre elles. Je refuse qu’on parle de moi avec ces insultes, qu’on me propose de m’attarder dans les toilettes. Je ne veux pas être ce corps-là. 

Ma mère, elle, a essayé de s’en sortir. Elle a refusé de continuer à payer la taxe. Elle a utilisé mon corps comme un reliquat, la preuve d’une beauté disparue mais payée quand même. La preuve de virement. J’étais le reçu, l’ordre permanent, le ticket… Double facture pour moi. Moi qui n’ai jamais imaginé m’abstraire de tout ça. La vie est chère, elle a un prix.

Je suis celle qui ne veut pas être qui elle est. Je suis ici devant vous pour vous mettre en face de moi. Regardez-moi, dans les yeux ! Que voyez-vous ? Je ne sais rien encore de la vie et vous imprimez sur mon corps vos fantasmes fatigués. J’ai des joues de bébé, les cuisses lisses d’une route sans obstacle. Mon apparence vous raconte-t-elle qui je suis ? 

« ¿ Lo que soy yo ? » Vous voulez vraiment savoir qui je suis ? Je suis moi, une femme parmi toutes les femmes, une statistique de femmes parmi les autres. Je suis incarnée par les statistiques, j’incarne les statistiques. C’est moi qui les inspire, les formate. Voulez-vous toujours savoir ?


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