Premier roman de Victoria Mas, Le Bal des folles est disponible depuis le mois d’août 2019. À travers le récit de la psychiatrie au XIXe siècle, l’autrice dresse des portraits de femmes complexes en quête de liberté, unies entre elles par l’enfermement. Cielle a voulu discuter avec l’écrivaine de son livre, du choix des thématiques à la construction des héroïnes, en passant par la parole des femmes et leur anonymat. Rencontre.

 

D’abord scripte et assistante de plateau sur des courts-métrages aux États-Unis, où elle a vécu plusieurs années, Victoria Mas est revenue en France et a obtenu un Master de Lettres modernes à la Sorbonne. Depuis, elle a exercé comme rédactrice, correctrice et traductrice, tout en écrivant parallèlement des romans et des pièces de théâtre.

Le titre de l’œuvre, Le Bal des folles (Albin Michel), fait référence à un événement qui avait lieu annuellement à l’hôpital de la Salpêtrière au XIXe siècle. Organisé par le médecin Jean-Martin Charcot, il avait pour but de réunir le temps d’une soirée les internées en psychiatrie et la bourgeoisie parisienne, afin d’exhiber la supposée folie de ces personnes exclues de la société. Mais loin de se contenter de décrire le bal, Victoria Mas dépasse son sujet et tisse un récit qui se déroule avant et après la fameuse soirée. L’autrice dépeint une époque singulière et nous propose des portraits de femmes combatives et libres, à une période où, refusant de se soumettre à une norme imposée, elles se trouvaient quotidiennement stigmatisées et qualifiées de « folles » ou d’« hystériques » pour un oui ou pour un non (le terme « hystérie » fut d’ailleurs inventé pour désigner un trouble qui ne toucherait que les personnes possédant un utérus, puisque résultant de déplacements de celui-ci). Leur comportement était pathologisé, a fortiori lors du diagnostic d’un ou plusieurs troubles mentaux. On a voulu en savoir plus et interroger Victoria Mas sur ses intentions et son travail de création.

 

Si tu devais décrire le roman à une personne qui ne l’a pas lu, que lui dirais-tu ?

Assez simplement : Le Bal des folles invite à suivre l’histoire de femmes dans un Paris d’époque en levant le voile sur des pratiques méconnues. Au-delà d’un lieu, d’un siècle et d’un genre, c’est une revendication encore d’actualité qui s’exprime au travers des personnages, à savoir le désir de pouvoir choisir – sa place, sa croyance, son destin.

 

Avec cet ouvrage, tu t’es saisie d’un sujet difficile : la psychiatrie au XIXe siècle, comprenant l’internement abusif des femmes et les violences qui leur étaient faites sous prétexte de les soigner. Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir cette thématique pour ton premier roman ?

Comment ne pas la choisir ? Il y a deux ans, j’accompagnais un ami à la Pitié-Salpêtrière. Je découvrais alors les anciens bâtiments : cet immense parc, cette chapelle écrasante, ces rues qui n’en finissaient pas. J’ai été stupéfaite par cette petite cité à l’ambiance austère, pesante. Portée par mon ressenti et ma curiosité, j’ai voulu savoir quels secrets ces vieilles pierres renfermaient.

La découverte de ce pan de l’histoire de Paris, ignoré en grande majorité, m’a stupéfaite. Il m’était difficile de concevoir cette société parisienne qui mettait en scène de façon si voyeuriste et déshumanisante la maladie et les femmes. D’autant que les faits ne sont pas si éloignés dans le temps…

Le recul dont nous bénéficions aujourd’hui fait que nous regardons ces pratiques d’un œil évidemment critique ; mais pour éviter de me limiter au simple sentiment d’indignation, j’ai choisi de comprendre les mécanismes de l’époque et avant tout, de m’intéresser de plus près à ces femmes méconnues.

 

En effet, même si tu racontes dans quelques scènes ce que subissent les femmes internées et les expérimentations publiques de Charcot, tu as surtout choisi de retracer la vie de tes héroïnes, leurs relations, leur cheminement. Était-ce une manière pour toi de réhumaniser celles que l’on avait voulu faire taire et enfermer ?

Absolument. Mes recherches me conduisaient au même constat, à savoir la position précaire et corsetée (dans les deux sens du terme) des femmes à la fin du XIXe. D’un point de vue narratif, dépeindre ces femmes comme victimes d’une situation qu’elles ne maîtrisaient pas n’allait pas mener l’intrigue bien loin, si ce n’est dans le pathos. Ce que je refusais ! Et d’un point de vue personnel, je souhaitais au contraire donner une voix et une identité fortes à ces anonymes. Il était essentiel de les sortir du carcan d’aliénées et d’en faire des héroïnes vaillantes et combatives qui reprendraient l’ascendant sur leur destin, ce qui n’avait pas été donné à toutes les femmes à l’époque. Si la fiction ne peut pas altérer l’histoire, elle peut au moins donner le change en évoquant des possibles plus heureux…

 

Parlons de tes héroïnes justement. Elles donnent à voir une variété de personnalités. Mais la plus complexe est Geneviève, infirmière admirative de Charcot qui, au fil du récit, adopte une autre perspective et se désolidarise du médecin pour soutenir les femmes internées…

Geneviève fait le lien entre deux mondes : les médecins et les femmes internées, mais aussi l’intérieur et l’extérieur de la Salpêtrière. Elle défend ce milieu médical et masculin, jusqu’au jour où elle découvre ses propres limites au sein de ce système. Elle pense que la liberté réside en dehors de l’hospice avant de prendre conscience que l’enfermement n’est pas nécessairement fait de briques.

Son bouleversement moral, psychologique et spirituel pose la question de notre place au sein d’un monde défini (famille, société), de nos acceptations (d’un système) et de la façon dont nous envisageons notre liberté.

 

Oui, chaque personnage a sa propre idée de la liberté, que l’on découvre soit dès le début de ton livre soit dans les dernières pages.

La notion diffère selon les personnages : Thérèse estime être libre au sein de la Salpêtrière car elle est protégée des violences du monde extérieur ; Eugénie veut retrouver la liberté de pouvoir marcher dans Paris, lire et penser comme elle l’entend ; Geneviève, qui se croyait libre, découvre qu’elle était jusqu’ici enfermée dans ses propres certitudes.

Le roman joue sur les notions de frontières – le dedans et le dehors, le monde visible et invisible, la liberté intérieure et extérieure.

J’ai tâché d’être aussi cohérente que possible dans mon dénouement selon les parcours et les besoins de chaque personnage.

 

Tu as d’ailleurs vraiment développé les différents parcours du début à la fin. Ce qui fait que, loin de se limiter au sujet de l’internement psychiatrique de tes héroïnes, ton livre parle de beaucoup d’autres aspects de leurs vies : liens familiaux, deuil, croyances… L’articulation de ces thématiques s’est-elle faite facilement ?

C’est en construisant les différentes héroïnes que ces thématiques se sont mises en place naturellement. En tant qu’autrice, je pense que ce sont les personnages qui sont le pilier fondamental d’un récit. J’ai aimé développer ces êtres multiples, leur fabriquer un passé, une fêlure, un physique, une façon de parler, des croyances, et surtout, un but : c’est à partir de ces éléments-là que naissaient les thématiques plus larges du roman.

 

Tu as inventé les histoires mais Jean-Martin Charcot, ses méthodes, le bal de la Salpêtrière et Augustine sont des personnages et des événements réels. Quelle est la part de fiction et quelle est la part de réalité dans le livre ?

Le décor du roman est authentique (Paris et la Salpêtrière à la fin du XIXe siècle), tout comme certains personnages de l’histoire (les médecins, l’éditeur Pierre-Gaëtan Leymarie et la patiente Jane Avril notamment).

Mais les héroïnes sont quant à elles fictives, même si j’ai passé de longues heures à écumer des portraits de femmes internées à la Salpêtrière. En fait, les personnages se concrétisaient au fur et à mesure que le tableau de l’époque se dessinait : plus je redécouvrais ce Paris de fin de siècle, avec ses réverbères, ses pavés, ses fiacres, ses silhouettes mais aussi son langage, plus ces femmes imaginées devenaient tangibles. Je n’ai pas cherché à raconter l’histoire véridique de femmes en particulier, afin de garder une liberté dans la structure narrative.

 

Tu mets clairement à l’honneur ces protagonistes. D’ailleurs, si on laisse de côté de rares exceptions, il y a deux camps dans ton récit. Les hommes, qui détiennent le pouvoir, et les femmes, qui subissent la domination tout en essayant d’y échapper. Malgré des débuts difficiles, elles se soutiennent. Peut-on parler de sororité entre ces femmes ?

Il s’agirait d’une sororité involontaire, ou du moins inconsciente. Mis à part le choix final de Geneviève, les héroïnes s’attachent d’abord à mener à bien leurs ambitions respectives. Pourtant, c’est au fil d’un regard partagé, d’une parole énoncée, qu’une aide, un éclaircissement, surgissent à un moment inattendu. Ces femmes s’enseignent mutuellement sans le savoir. Et à la fin du roman, elles ne sont plus les mêmes qu’au début.

L’injustice est peut-être plus violente lorsque celle-ci s’exerce entre femmes (la trahison de la grand-mère d’Eugénie en est un exemple flagrant) ; mais pareillement, l’alliance entre femmes revêt un poids et une force considérables.

 

Ton livre est-il une manière de contrer les idées reçues envers les femmes, qui persistent encore aujourd’hui dans le domaine de la santé mentale mais surtout dans notre société ?

Je pense qu’il s’agit moins de contrer ces idées que d’en expliquer l’origine. Par exemple, la conviction médicale de l’époque était que l’hystérie était féminine. Si cette croyance a été finalement rejetée par la science, elle n’en demeure pas moins ancrée dans la pensée sociale contemporaine. « Hystérique » est féminin. On continue essentiellement d’attribuer les émotions d’une individue à son cycle menstruel, ce qui est la plus basse façon d’en dénigrer la parole ! Je crois que c’est là un héritage direct de la pensée du XIXe, qui prouve la lenteur de l’évolution des mœurs.

 

Au vu de cette lenteur, il est clairement utile de rappeler, en 2019, que la santé mentale est un vrai sujet, qui mérite d’être traité politiquement et socialement et qui nécessite des mesures adaptées…

C’est évident. On ne peut que constater des lacunes dans ce domaine : personnel soignant en sous-effectif, dont les formations sont souvent mal adaptées, avec des conditions de travail précaires ; des patient-e-s mal diagnostiqué-e-s, parfois maltraité-e-s dans certaines structures ; des familles d’enfants en situation de handicap mental complètement démunies face à l’absence d’aide et d’accompagnement. Il y a une grande souffrance, renforcée par l’invisibilité médiatique. D’où l’urgence d’alerter sur ce sujet, oui.

 

Les conseils lecture de Victoria Mas

  • Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault, 1972

 

  • La Ronde des folles : Femme, folie et internement au XIXe siècle, Yannick Ripa, 1985

 

  • L’Affaire Rouy : Une femme contre l’asile au XIXe siècle, Yannick Ripa, 2010

 

  • Les Folles d’enfer de la Salpêtrière, de Mâkhi Xenakis, 2004

 

  • Les Amours d’un interne, Jules Claretie, 1881

 


Image de une : © Joel Saget/AFP
Le Bal des folles Couverture du livre Le Bal des folles
Albin Michel
21/08/2019
256
Victoria Mas
18,90 €

Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des Folles. Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des airs de valse et de polka en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves et autres mousquetaires. Réparti sur deux salles, d’un côté les idiotes et les épileptiques ; de l’autre les hystériques, les folles et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations de Charcot, désireux de faire des malades de la Salpêtrière des femmes comme les autres.