À 32 ans, la réalisatrice afroféministe Amandine Gay signe son premier documentaire. Fort d’un beau succès en salle depuis sa sortie au début du mois d’octobre (environ 10 000 entrées comptabilisées pour une petite distribution), Ouvrir la voix suscite un débat passionné autour de la question des femmes afrodescendantes. Focus sur un film entièrement autoproduit, au contenu inédit et formellement très abouti.

 

Ouvrir la voix s’organise comme une conversation entre 24 femmes noires de générations différentes vivant aujourd’hui en France et en Belgique. Ce chœur de voix amène les spectatrices et spectateurs à faire face à une réalité complexe, multiple. Mais elles sont malgré tout unies pour la même raison : parler de la condition des femmes afrodescendantes dans ces deux pays.

Ouvrir la voix, réalisé par Amandine Gay, 2017. © Bras de Fer Production et Distribution

 

Déconstruire, pierre après pierre

Séquencé en plusieurs chapitres, le film commence par le récit du jour où ces femmes ont compris qu’elles étaient noires − le plus souvent, à la suite d’une interaction avec les autres − et se conclut sur leur décision de rester ou non en France ou en Belgique. Cette interrogation est directement inspirée de l’expérience de la réalisatrice française, laquelle est partie vivre au Canada. Pour ces femmes noires, il semblerait que « le privilège de l’innocence de sa couleur de peau » est réservé aux blanc-he-s.

Le mouvement narratif d’Ouvrir la voix montre à quel point le privé est effectivement politique − pour reprendre un slogan féministe des années 1960. Lorsqu’on les interroge sur l’appropriation du corps des femmes noires, les intervenantes relatent des expériences similaires : quand 24 femmes ont été victimes d’hypersexualisation ou du fantasme de la « tigresse » noire, et qu’elles expliquent que des inconnu-e-s touchent leurs cheveux sans y avoir été invité-e-s, cette interrogation dépasse indiscutablement la sphère du privé. Elle doit être discutée au sein du débat public, replacée dans un contexte sociopolitique. Ce vécu collectif révèle en effet un problème de racisme systémique trop souvent ignoré en France, voire carrément rejeté.

Ouvrir la voix, réalisé par Amandine Gay, 2017. © Bras de Fer Production et Distribution

De manière subtile, Ouvrir la voix guide le regard des spectatrices et spectateurs hors du champ de vision dominant, blanc et hétéronormé, afin de mieux saisir la perception que ces femmes noires ont d’elles-mêmes, ainsi que leurs aspirations. Y sont abordés des sujets sensibles, comme la dépression, le suicide, la sexualité ou la parentalité… Autant de récits s’articulant d’un chapitre à l’autre, et libérant la parole dans un climat de grande douceur, de force et d’intimité, lequel, malgré la pluralité des discours, nous laisse l’impression de nous trouver au sein d’un cercle d’amies proches et complices. Une invitation au cœur de leurs confidences, pour un temps.

 

Dans l’intimité d’une conversation

Le documentaire, d’une durée de plus de deux heures, est une réussite. Il n’y a ni musique, ni voix off, que la réalisatrice souhaitait éviter à tout prix pour ne pas avoir de regard surplombant la parole des interviewées. Ce silence autour d’elles crée un sentiment de proximité.

En outre, chacune de ses femmes est inspirante, puissante. La prise de parole devient un outil d’émancipation : avec leur apparition à l’écran, elles reprennent une place trop longtemps confisquée. Grâce à la technique du jump cut, Amandine Gay nous emmène au plus proche de la sensibilité et de l’expressivité des intervenantes. Les arrière-plans semblent avoir été choisis avec soin, tout comme l’éclairage. Chaque détail est la manifestation de la construction minutieuse d’une sorte de tableau, grâce à une mise en scène dépouillée et réfléchie. Amandine Gay crée une ambiance intimiste, et nous sommes les invité-e-s privilégié-e-s d’un partage rare.

De visage filmé en visage filmé, la personnalité de chacune émerge, tout comme sa beauté et sa force intérieure. Ici, pas de doute, le regard de celle qui ne figure pas à l’écran − mais y est pourtant si présente − est non seulement bienveillant, mais porte aussi en lui la résilience de celles et ceux qui ont su se déconstruire pour mieux se comprendre, des héroïnes et héros de la lutte pour la justice sociale. La force de celles et ceux qui luttent pour changer les choses de l’intérieur.

Ouvrir la voix, réalisé par Amandine Gay, 2017. © Bras de Fer Production et Distribution

Par moments, la réalisatrice décide de filmer des plans plus larges, documentant ainsi la vie professionnelle et artistique de certaines des intervenantes. On voit des extraits de performances, on entend un peu de Virginie Despentes et de Racine, on plonge brièvement dans le burlesque. Ainsi, Amandine Gay montre une autre partie de son univers, une zone de liberté.

Une seule séquence se détache du cadre bien défini instauré par la réalisatrice durant son documentaire : des images prises en extérieur mettent en avant un couple de femmes dans des gestes somme toute banals d’affection. Amandine Gay met alors en scène la première scène d’amour entre deux femmes noires lesbiennes au cinéma. En 2017. Au-delà d’un propos innovant, le film revendique ainsi sa place dans l’histoire du cinéma. Et la prend sans trop de difficultés.

 

Une archive pour les générations à venir

Lassée des rôles stéréotypés que l’on octroie aux femmes noires dans le cinéma et l’audiovisuel français, Amandine Gay est devenue réalisatrice pour changer les choses : si personne ne donne la parole aux autres « voix », elle s’en chargera. « Ce film est pour celles qui se sont battues avant nous, et un témoignage pour celles qui viendront après nous », explique-t-elle. Son documentaire dresse, entre autres, un état des lieux des clichés et des discriminations dont sont doublement victimes les femmes noires.

En attendant qu’une œuvre de fiction mettant en scène une personne noire pour ce qu’elle et non pour sa couleur de peau ne soit plus une exception, il y a Ouvrir la voix. De nombreuses femmes peuvent s’identifier aux intervenantes et à l’universalité de leurs sentiments. Cela peut paraître évident pour un public éclairé. Mais l’absence de représentativité non stéréotypée des personnes racisées dans l’audiovisuel français et les clichés que ce dernier alimente confirment que le travail de déconstruction des préjugés − via la prise de parole − entrepris dans ce documentaire est indispensable.

Le film a été pensé comme un support et un soutien aux jeunes générations de femmes noires. Ouvrir la voix est une référence afroféministe, un premier pas vers la possible réappropriation de leur(s) histoire(s) et de leur corps. Ainsi, pour évoquer la pensée de Walter Benjamin, ce ne sont plus les vainqueurs qui écrivent l’histoire des afrodescendantes. Il est temps pour les femmes noires de reprendre leur place, et la voie est désormais ouverte.

 


Pour aller plus loin, tu peux visiter le blog d’Amandine Gay ou le site officiel d’Ouvrir la voix.

 


Note de la rédactrice : il est important de préciser que l’afroféminisme français a une véritable historicité. Le documentaire d’Amandine Gay s’inscrit dans une filiation de luttes. Depuis 1976, la Coordination des femmes noires milite et publie des brochures autour des oppressions croisées de genre, de race et de classe. Paru en 1978, le livre d’Awa Thiam, La Parole aux négresses, est également un ouvrage clé. Enfin, au cœur de l’inspiration des luttes afroféministes, il est important de citer la militante bell hooks : la préface de Ne suis-je pas une femme ?, sorti aux États-Unis en 1981 et paru en France aux éditions Cambourakis seulement en 2015, a justement été rédigée par Amandine Gay.