Championne du monde et d’Europe de nage en eau libre, la Française Aurélie Muller, âgée de 30 ans, a répondu aux questions de Marine sur sa carrière de sportive, sa disqualification aux Jeux olympiques de Rio en 2016 et son marathon aquatique en 2017. Un parcours dans lequel le dépassement de soi et la résistance à l’adversité sont indispensables.

 

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Rio, août 2016. À la suite de l’épreuve du 10 km en eau libre, Aurélie Muller, initialement arrivée deuxième, est disqualifiée pour avoir gêné l’Italienne Rachele Bruni en fin de course. Après ces Jeux olympiques d’été et la médiatisation de cet événement, la nageuse se lance un défi personnel et sportif : le marathon aquatique Santa Fe-Coronda, en Argentine, long de 57 kilomètres, qu’elle effectuera en neuf heures.

 

Comment t’es-tu lancée dans la natation en eau libre ?

Mon père m’ayant emmenée aux bébés nageurs, j’ai toujours été plus à l’aise dans l’eau que sur la terre. J’ai débuté un parcours d’athlète de haut niveau très tôt. Vers 12-13 ans, j’avais déjà de bons résultats. En 2007, alors que j’avais 17 ans, j’étais nageuse de bassin sur de longues distances (800 mètres et 1 500 mètres, ndlr). Mon rêve était de participer aux Jeux olympiques, mais à cette époque-là, le 1 500 mètres ne figurait pas parmi les disciplines ouvertes aux femmes. J’ai donc tenté d’accomplir un 5 km en eau libre dans une épreuve à Gérardmer, près de chez moi. Et j’ai gagné la course, donc, bien sûr, ça m’a fait plaisir ! Voilà comment je m’y suis mise… Un peu par hasard !

 

La natation en eau libre a moins de visibilité dans les médias que la natation en bassin, qu’en penses-tu ?

Je ne trouve pas ça très juste. Évidemment, dans le sport, il y a des disciplines moins médiatisées que d’autres. On a donc un peu moins de reconnaissance, ce qui a par exemple une influence sur les sponsors que l’on peut trouver. J’essaie à mon niveau de visibiliser ma discipline. Mais même avec mes résultats ou ceux de mes collègues, mes titres de championne du monde, ma disqualification aux JO – laquelle, ironiquement, a fait augmenter ma notoriété –, cette discipline reste méconnue.

 

Non seulement ta discipline manque de visibilité, mais les sportives également, et tout particulièrement dans le haut niveau.

Oui, en tant qu’athlète de haut niveau, j’ai clairement dû me faire ma propre place. On peut penser qu’une femme n’est pas capable de nager en eau libre, mais si. Tout le monde l’est. Je me suis forgée grâce au travail. C’est moi qui fais le boulot, à l’entraînement comme en compétition. C’est moi qui prends les décisions pendant la course, et à la fin, c’est moi toute seule qui gagne ou qui perds. De la même manière que mon corps, mes épaules développées, mes bras musclés sont la preuve de mon travail et de mes choix. Dans ma discipline, au départ, les hommes et les femmes n’avaient pas les mêmes primes, mais ça a évolué, et heureusement ! En ce qui concerne la visibilité en revanche, je ne peux pas affirmer en avoir moins que les hommes, parce qu’en France, je suis justement assez connue, du fait de mes résultats, de ma carrière et de mon histoire particulière.

 

Dans ton histoire justement, il y a ta disqualification aux Jeux olympiques de Rio en 2016. Un événement à la suite duquel ta colère a été médiatisée. Comment l’as-tu vécu ?

Évidemment, j’aurais préféré que ma discipline soit mise en lumière autrement, mais les gens ont eu de l’empathie pour mon malheur, ils ont vu et compris ce qu’il s’était passé. Il y a eu beaucoup de soulagement dans ma colère. C’est compliqué de l’identifier et d’en expliquer les raisons aux autres. J’ai été soulagée que l’on comprenne et qu’on me soutienne…

Mais je n’ai pas bien vécu mon émotion. La colère, on la garde un moment, mais on ne peut pas vivre dedans. Pour moi, ça n’a pas été un moteur, mais plutôt une réaction à une situation que j’ai dû dépasser, car je sais que je ne peux pas performer dans la colère ; il me faut être sereine, lucide, bien dans mes baskets. Si je la vis ou la subis, ça ne fonctionne pas.

 

Dans le documentaire Aurélie Muller, la fille du fleuve (Vincent Alix, 2017), on te suit après les JO, lors du marathon de nage en eau libre à Santa Fe, en Argentine. Qu’est-ce qui t’a poussée à le faire ?

Il n’y a pas beaucoup de journalistes, hommes ou femmes, qui font ce travail de reportage sur des sports un peu hors du commun. Et quand ça arrive, je trouve ça super. Je le dis souvent, mais cette course, qui arrive six mois après les Jeux olympiques, et ce reportage m’ont vraiment aidée. J’ai réussi à poser des mots, à en parler et à surpasser cette disqualification. Ça a réellement été une expérience déterminante pour la suite.

 

Six mois de préparation pour 57 kilomètres de nage, c’est assez peu finalement…

En fait, je n’étais pas vraiment préparée. Mais en natation, on travaille tous les jours, et l’année des Jeux avait été la plus intense et la plus dure de ma vie d’athlète. J’avais accumulé ce travail. Après, il y a eu deux mois de pause durant lesquels je n’ai pas fait de sport, où j’ai essayé de vivre mieux la situation. Mais j’ai eu besoin d’un challenge ; j’avais encore envie de nager et je ne pouvais pas m’arrêter sur ça. Il me fallait un objectif, différent de ceux que j’avais déjà réalisés. J’avais beaucoup entendu parler de ce marathon aquatique, parce que quelqu’un de mon équipe l’avait fait huit fois. Il me racontait des anecdotes, et je m’étais déjà dit que je pourrais terminer ma carrière sur une course de ce genre. Et finalement, c’est venu plus tôt.

 

C’est tout de même neuf heures de nage, et donc un effort physique impressionnant. Comment on gère son mental ?

Bonne question. Ce n’est pas la longueur de la course qui m’effrayait, mais la manière dont moi, j’allais réagir. En entraînement, on nage quatre à cinq heures par jour. Mais je n’avais jamais fait plus, et j’avais peur de m’ennuyer, parce que neuf heures, c’est quand même long.

Durant la course, c’était important pour moi de rester dans un groupe, de ne pas perdre les autres et de ne pas me retrouver toute seule. Quand on a quelqu’un-e devant soi, on tente de s’en rapprocher et on essaie de ne pas se faire rattraper par la personne derrière. C’est comme cela que j’ai dynamisé ma course et que je suis restée concentrée. À la fin, on va chercher au fond de soi, on se dit que l’on ne peut pas abandonner parce qu’on y est presque. On va puiser des ressources dans notre mental qui nous permettent de nous dépasser.

 

C’est donc surtout apprendre à connaître ses limites et à les dépasser ?

Bien sûr ! Cette course-là, c’est 80 % de mental. Je savais que j’étais super entraînée, je me suis dit que j’allais pouvoir tenir. Après cette épreuve, j’ai vraiment appris à diriger mon mental et mes pensées. Quand on a un esprit positif, tout répond positivement. À l’inverse, si l’on est dans une démarche négative, les conséquences se font immédiatement ressentir. Donc il faut chercher ce qu’il y a de positif dans une situation, chercher comment s’en sortir.

 

Après ça, tu as participé à un nouveau championnat du monde, dont tu as remporté le 10 km en eau libre…

J’étais beaucoup plus libérée, parce qu’en fait, ce marathon, c’était ma récompense, celle que je n’avais pas eue au Brésil. Et ma saison était terminée, j’avais appris ce que je devais apprendre cette année-là. Je suis donc arrivée légère et sereine aux championnats du monde de Budapest, en me disant : « Si ça fonctionne, ça fonctionne, et si ça fonctionne pas, c’est pas grave, on verra la saison prochaine. » J’étais tellement libérée que j’ai pris la décision d’être devant durant toute la course. Il fallait que je tienne deux heures, c’était peu comparé au marathon de Santa Fe. Ce choix m’a donné une force incroyable. Il fallait essayer, j’ai essayé, et ça a marché.

 

As-tu prévu de te lancer dans d’autres challenges de ce type ?

Non. Pour être honnête, c’était à un moment très précis de ma vie, et je ne suis pas sûre de pouvoir accomplir de nouveau une telle prouesse. D’ailleurs, je ne sais pas vraiment comment j’ai pu le faire une première fois ! C’était tellement intense, j’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre, et même si cela m’a permis de reprendre confiance en moi, je ne me lancerai plus de challenges comme celui-ci.

 

Le documentaire était très inspirant. Qu’aimerais-tu dire aux jeunes filles qui se lancent dans le sport ?

De suivre leurs rêves, de ne jamais lâcher, et oui, en étant des femmes, on peut tout faire, rien n’est impossible ! Cependant, il faudra peut-être montrer davantage que l’on est fortes, plus fortes, et que l’on peut faire des choses extraordinaires. Il faut suivre son instinct. C’est d’ailleurs cela que je prône : faire confiance à son instinct, suivre ses envies.

 


Image de une : © Streetfocus Photography.