Accrochés aux pas des déraciné-e-s, des réfugié-e-s, des adopté-e-s, les récits dessinés de Jung s’animent par le pouvoir du souvenir. En 2015, l’auteur revient avec un sublime roman graphique pour nous raconter Le voyage de Phoenix. Oiseau légendaire ou allégorie philosophique ? Réalité ou fiction ? Entre les lignes du crayon se profilent les silhouettes de celles et ceux qui marchent sans cesse, cherchant désespérément des réponses à leurs questions.

 

Dans Couleur de peau : Miel, sorti en trois volets chez Soleil, le bédéiste Jung offrait un regard introspectif sur sa propre vie. Son adoption par une famille belge, ses souvenirs de Séoul, ceux fantasmés de sa mère biologique inconnue. Il y livrait tout ce qu’il était, ce qui l’a autrefois construit, et ce qu’il est devenu. Déjà, ses dégradés de gris et les traits purs de son crayon transcrivaient la mélancolie de l’âge innocent, la puissance de la mémoire, celle de l’espoir.

Avec Le Voyage de Phoenix, sa dernière BD parue en octobre, il rouvre ses cahiers de dessin et choisit de retracer trois destins croisés. Celui de Jennifer d’abord, une Américaine qui s’est installée en Corée pour connaître ses racines. La vie tout entière de la jeune femme est liée à son enfance. Fille d’une mère d’origine norvégienne et d’un soldat américain qui a déserté et s’est sauvé de Corée du Nord pendant la guerre, elle retrace la route de cet homme disparu afin de comprendre son choix. Au quotidien, elle travaille dans un orphelinat à Séoul où elle croise Kim, un petit garçon adopté par un couple d’Américains dont on suit aussi les aventures. Au Pays du Matin calme, Jennifer rencontre San-tto avec qui elle se marie. Ce réfugié nord-coréen est visiblement marqué à jamais par la violence de ce qu’il a vécu. Son périple de fuite, inimaginable, est raconté dans les moindres détails par Jung. Il prend le temps d’expliquer, de montrer. Le Voyage de Phoenix est donc triple. Trois fils narratifs pour trois récits imbriqués les uns dans les autres, comme autant d’échos et d’explorations de l’âme humaine.

Il faut quitter ces terres hostiles. Il faut fuir la guerre. Il faut atteindre un asile aux airs de havre de paix. Il existe mille façons d’envisager le voyage. On pense aux grandes routes de Kerouac, à une chanson de Desireless, aux errances nocturnes de Baudelaire ou au parfum frais de l’herbe quand le matin se lève et que les chemins de campagne sont encore déserts. Et puis, il y a les autres voyages. Forcés. Ceux de la survie, de la fuite, ceux que l’on ne fait que pour trouver refuge. Un thème intemporel, ici repris par Jung, qui nous paraît plus que jamais faire écho à une situation actuelle que l’on voudrait nier et qui pourtant nous entoure. Une urgence face à laquelle nous ne pouvons détourner les yeux et faire taire nos mots. Et c’est parfois en expliquant le passé que l’on appréhende le présent, que l’on parvient à saisir l’impensable, l’inacceptable.

Pour Jung, l’enjeu est encore une fois de dresser le portrait historique de son pays natal, au risque d’être exhaustif quant aux événements qui s’y sont déroulés. Un « mal » plus que nécessaire, voire essentiel, qui aide les lecteurs-rices à se familiariser avec une histoire trop souvent méconnue. Les conséquences de la guerre de Corée ont touché des existences dans le monde entier, telles que ces familles du Minnesota aux États-Unis, où vivent Kim et ses parents adoptifs, et qui avaient dès le XIXe siècle accueilli de nombreux-ses immigré-e-s scandinaves. Des faits historiques que l’artiste expose et illustre avec exactitude.

Comme dans ses précédents ouvrages, l’auteur n’hésite pas à questionner l’identité elle-même. Ses personnages ne se réduisent jamais à une chose. Ils sont pluriels, ont baigné dans les diverses cultures qui les composent. Jennifer, élevée par une mère célibataire, se retrouve confrontée à la trahison de son père, considéré comme un communiste traître à sa patrie le jour où il a franchi la frontière séparant Nord et Sud. Une perception dont la véracité est démentie et démêlée par la discussion, l’échange. Avec Kim, cet enfant à la couleur de peau miel comme l’était Jung sur ses papiers d’adoption, il s’agit là aussi de parler de l’identification toujours sous-jacente de l’étranger-ère par autrui, même au sein de son nouveau pays, de ses nouveaux proches.

Malgré le caractère inhérent de la figuration dans le dessin, celui de l’explication par l’écriture, Le Voyage de Phoenix est une œuvre dont le concept repose entièrement sur l’allégorie. Celle de la renaissance, bien sûr, avec ce phénix qui parcourt les feuilles noircies, vient relier chaque existence. La force symbolique de cet oiseau légendaire est indéniable. Les protagonistes résistent, avancent, changent, comprennent, apprennent, et enfin renaissent. Leur résilience est le véritable fil rouge de ce roman graphique bouleversant. Aucune ligne de trop, que ce soit dans les mots ou les formes, juste l’essentiel pour que les lecteurs-rices comprennent et s’identifient, peu importe leur histoire personnelle. Qu’ils et elles prennent un itinéraire identique le temps d’un livre, sur les sentiers de témoignages lointains qui viennent pourtant les toucher dans leur quotidien.

En 320 pages, Jung fait de la fiction une part de notre réalité, de sa réalité. Dans son journal, Anaïs Nin écrivait : « Nous voyageons, certains d’entre nous pour toujours, à chercher d’autres lieux, d’autres vies, d’autres âmes. » Une bien belle définition que l’on appliquerait volontiers à l’œuvre d’un homme dont les cheminements vers la beauté et la justesse ne semblent pouvoir s’arrêter.

 


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Le voyage de Phoenix Couverture du livre Le voyage de Phoenix
Jung
Soleil
07/10/2015
320
19,99 €

3 destins s'entrecroisent : Jennifer, fille d'un soldat américain passé en Corée du Nord. Fille d'un père absent, communiste et traître, l'Amérique la rejette. Elle consacre sa vie à un orphelinat de Séoul. Aron adopte un petit garçon et s'attache tant à lui qu'il délaisse sa fille ; il s'enfonce dans la dépression lorsque son fils tombe gravement malade. Doug, le meilleur ami d'Aron, est militaire et orphelin depuis longtemps. C'est lui qui a poussé Aron à adopter. Il se sent responsable de ce qui se passe.