Yan dessine les passant-e-s, assis à la terrasse d’un café parisien. Il te laisse une place privilégiée, te fait découvrir les morceaux qui se cachent dans son baladeur MP3. Sur son cahier de croquis, les mondes de Charles Burns et d’Alain Damasio viennent lui rendre visite. Le temps d’un week-end.

 

Mon trait s’échoue. Ma main se suspend. Une voix écorchée s’écrase sur les dernières distorsions de « Sad Prayers for Guilty Bodies ». J’ai encore payé trop cher un café amer dans un rade prétentieux, juste pour le privilège de la table. Fait chier.

Je baisse les yeux sur mon carnet, sur ces formes que j’essaie de dompter depuis une heure. Elles se foutent éperdument de ne pas correspondre à ce que j’avais en tête. Je les vois rire. Les aplats me narguent, les hachures s’égayent, les courbes dansent. Les corps torturés et anguleux des couloirs du musée Rodin hantent mes exigences. Je crois que j’en veux un peu à cette main de ne pas faire mieux. Peut-être qu’elle m’en veut aussi. Exécutrice laborieuse, il lui faudra recommencer encore et encore, à tâtons, dans un noir d’encre.

Mon regard est attiré par un mouvement, mon stylo s’écarte de la page. Quelqu’un s’est joint à l’agrégat des corps alentours. Probablement un humain, une autre espèce a rarement les moyens pour un latte. En général, j’aime sortir de chez moi. L’oppression granitique des autres, beaucoup moins. D’où ma présence à cette table, englué dans une sourde tension.

Ma jambe tressaute, à contretemps des infrabasses d’un Childish Gambino prenant aux tripes. Ma vue l’imite. Elle bondit de détail en détail, de personne en personne. L’esprit suit, constamment électrisé et proportionnellement las. L’orage intérieur se déploie comme à son habitude, en toute discrétion. Trop conscient, je me répète que tout doit rester « normal ». Je me l’répète. Je répète. Je…

Les statues se meuvent, les gens bougent en instantanés, ces anonymes que je veux connaître et fuir. Chacun-e vaque, se déplace, communique au sein du microcosme de ces quelques murs. Je reste là, vibrant mais immobile, le regard supraluminique et la paranoïa au ventre. J’ai l’impression d’être scruté, le sentiment étrange qu’un fantôme flotte dans la machine… J’en capte des fragments à chaque cillement.

Bref retour aux lignes de suie sur la page, elles aussi se brouillent au rythme de ma calme agitation. Ça n’en devient pas du Charles Burns pour autant, mais de nouvelles idées fusent, rebondissent sur les arcs électriques de mes pensées. Le trou noir déborde du papier et la matière alentour change, n’est plus si désespérément figée. Je relève la tête et tombe sur la photographie d’un œil. Était-il au bon endroit ? Bien proportionné ? Ce bras-ci paraît légèrement trop long, ce buste-là déformé, ce sourire légèrement artificiel, figé, lisse. Sourient-ils tous comme ça ? Depuis quand ? Est-ce une excroissance insectoïde sur ce crâne ?

Je réfugie mes pensées dans la zone du dehors. Observant par la fenêtre, je vois la lumière qui se réfracte indéfiniment entre le verre et l’eau l’ornant. Les gouttes deviennent autant d’astres changeants.

Je ferme les yeux, Clouds se lance, j’inspire et je contemple les rémanences de ces étoiles miniatures s’évanouir dans le néant de mes paupières. Mon souffle se ralentit, irrigue l’intérieur de mon crâne, redescend le long de ma colonne.

J’observe à nouveau, le temps reprend, moins flou, distant.