Sophie raconte ses errances, les changements qui ont eu lieu dans sa vie, elle t’emmène chez elle, là où se trouve son cœur.

 

Tant de mois se sont écoulés depuis mon départ. La ville n’a pas changé. Dans le métro, ligne 6, qui me conduit chez mes parents, les touristes sont nombreux. À travers les vitres abîmées du wagon, ils regardent passer la tour Eiffel avec émerveillement. Comme eux, je ne me lasserai jamais de ce spectacle. Aujourd’hui, j’en fais plus encore le symbole de mon retour.

Dans mon casque retentit la voix pénétrante de Barbara : « Qui mûrissent nos cœurs, qui nous ouvrent au bonheur, mais que c’est beau les voyages… Et lorsque l’on retourne chez soi, rien n’est comme autrefois, car nos yeux ont changé, et nous sommes étonnés de voir comme nos soucis étaient simples et petits. » Pourquoi suis-je partie ? Je ne sais pas. Je crois, mais je n’en suis pas certaine, que je n’aimais plus Paris. Ou plutôt plus assez pour lui survivre. Lasse, j’ai fui la ville brusquement il y a deux ans ; comme on quitte une passion dévorante sans se retourner, par peur qu’elle nous consume.

En arrivant, j’embrasse ma mère qui m’attendait patiemment. Elle me regarde avec tendresse, m’écoute, et s’empresse de me dire : « Il faut absolument que tu ailles voir Le Client d’Asghar Farhadi au cinéma. J’en suis sortie bouleversée. » « Je sais maman, on en a déjà parlé. » « Oh ! ça va Sophie, j’ai trop de choses à penser ! » J’ai un certain plaisir coupable à la voir s’énerver, s’agiter dans tous les sens, cette mère latine qui s’emporte avec véhémence, comme si sa vie en dépendait. Comme toujours, en une fraction de seconde, elle se radoucit. Elle semble avoir tout oublié.

J’attrape mon livre dans mon sac, Les Sept Nuits de la reine. Un écho profond comme il n’en avait pas résonné en moi depuis des années : « Je ne veux savoir des êtres que je rencontre ni l’âge, ni le métier, ni la situa­tion familiale : j’ose prétendre que tout cela m’est clair à la seule manière dont ils ont ôté leur manteau. Ce que je veux savoir, c’est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d’être séparés de l’Un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez-vous de l’enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n’être pas tout sur cette terre. » Il ne me reste que quelques pages à lire, ce que je ferai confortablement installée dans un café. Au Marlette peut-être ? Il y règne une ambiance paisible. « Tu dînes avec nous ce soir ? » Ma mère vient interrompre le fil de mes pensées. « Ah ! c’est quoi que tu lis ? s’empresse-t-elle d’ajouter, sans écouter la réponse. Moi, j’ai adoré le livre que tu m’avais conseillé, La Dame blanche. Mais alors, par moments, j’en aurais pleuré. Y a rien à faire, la souffrance est vraiment inhérente au génie artistique. » « Je sais maman, on en a déjà parlé. » « Bon ! Puisque c’est comme ça, je ne dirai plus rien ! » s’énerve-t-elle. Je la regarde en riant, elle m’avait tant manquée. « Alors, ça fait quoi d’être rentrée ? » « Du bien maman, du bien. »

 

Œuvres et lieux cité-e-s :

  • « Les Voyages », Barbara, 1959
  • Le Client, Asghar Farhadi, 2016
  • Les Sept Nuits de la reine, Christiane Singer, 2002
  • La Dame blanche, Christian Bobin, 2007
  • Café Marlette, 51 rue des Martyrs, Paris 9e