Nocturnal Animals, le deuxième film du réalisateur américain Tom Ford, est une dissertation filmique sur le corps. Perdu entre ses prétentions esthétisantes et l’objet de son propos, le long-métrage échoue à sortir le corps féminin des moules que la société lui impose, mais parvient subtilement à traiter de la masculinité toxique et de ses terribles conséquences.

 

[Attention, cette critique contient des spoilers relatifs au scénario de ce film au contenu sensible (viols, meurtres, violences machistes).] 

La galeriste Susan Morrow (Amy Adams), maussade et visiblement très malheureuse dans sa vie d’abondance et de richesses, déplore la fausseté du milieu de l’art dans lequel elle évolue. L’absurdité de cette existence contrefaite à Los Angeles, aux côtés de son mari – double indolent de Ken –, est bouleversée lorsqu’elle reçoit un manuscrit, écrit par son ex-mari Edward Sheffield (Jake Gyllenhaal), qu’elle n’a pas vu depuis dix-neuf ans. Le livre, sobrement intitulé Nocturnal Animals, lui est dédié.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

Commence alors sa lecture immersive, dans laquelle nous sommes transporté-e-s. Un thriller violent et éprouvant au cœur du désert texan dont le héros est Tony Hastings, le double fictionnel d’Edward, et dont le récit se mêle à celui du film, faisant de Nocturnal Animals une œuvre cinématographique d’histoires emboîtées, sublimée par une photographie et une mise en scène à couper le souffle. Le parallèle entre les personnages d’Edward et Susan, et ceux de Tony et Laura, son épouse, n’est franchement pas très subtil. Si l’ingéniosité de l’image ne dépassait pas celle de l’écriture, il ne resterait que le souvenir flou d’un clip interminable.

 

Du corps sublimé au corps exposé

Le film s’ouvre sur des femmes nues qui dansent. Telles des sirènes burlesques, elles ondulent et se déhanchent avec langueur, dans une imitation ironique des cheerleaders, faussement patriotiques. Leur physique est sublimé par l’œil de la caméra, avec leurs courbes hors des normes de nos sociétés, serpentant, dépassant, nous hypnotisant. Aucun voyeurisme ici, simplement une beauté exposée à la vue de tou-te-s, libre et exempte de restrictions. Sur une musique grandiose, ce prélude laisse présager deux heures d’onirisme et de découverte du corps.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

Un temps sublimé, ces corps se retrouvent ensuite exposés. Étendus dans une galerie d’art, revenant soudainement à la place que leur laissent nos sociétés, ils sont objectifiés. Dès la première minute, Nocturnal Animals donne aux spectateurs-rices une note d’intention claire : tout sera dans le film prétexte à discuter et montrer le corps comme objet politique, en ce sens que celui-ci est manipulé afin de dépeindre une critique sociale. Laquelle permet de faire le lien intime entre corps et pouvoir dans nos sociétés modernes.

Le corps est-il le miroir de l’âme ou n’est-il qu’une chair rattachée à l’individu-e ? Est-il un symbole d’instrumentalisation ? Peut-on le dissocier de la culture ou du langage ? Est-il une « chose » simplement matérielle ou hautement métaphorique ? Ou est-il toutes ces choses à la fois ? C’est en sa qualité d’esthéticien que Tom Ford tente de répondre à ces questions. Son scénario, s’il n’était pas ainsi constitué et augmenté par la structure du récit dans le récit, n’aurait franchement pas grand-chose à dire. On pourrait même facilement déplorer sa sécheresse narrative, et l’opposer sans mal à sa richesse visuelle. Mais Nocturnal Animals est un film sensuel, au sens étymologique du terme.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

 

Le male gaze comme point de repère

En entreprenant la mise en images de sa politique des corps, Tom Ford pénètre en zones troubles. Il prend le risque, par le choix même de son sujet – et sa non-volonté dialectique –, de véhiculer l’exact opposé de son intention. La perpétuation du male gaze est difficile à différencier de sa remise en cause lorsque les deux obéissent aux mêmes méthodes. On pourra donc reprocher au cinéaste de poétiser plutôt que de politiser le corps féminin, et de prolonger le regard sexiste objectifiant plutôt que de s’en réapproprier les codes pour mieux les faire sauter. Car évidemment, lorsque l’on parle de corps ici, il s’agit essentiellement du corps féminin.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

La discussion autour de la place du corps des femmes comme objet politique n’est pas nouvelle, elle hante toutes les réflexions féministes, des écrits de Beauvoir aux photographies de Carrie Mae Weems. L’instrumentalisation du corps biologique comme moyen de gouverner ceux des femmes, de les soumettre à la tutelle de l’État, à des mouvements idéologiques. Les femmes sont constamment renvoyées à une vision unidimensionnelle esthétique et/ou biologique. Celles du film de Ford n’y échappent pas, et si le postulat critique est envisagé au départ, celui-ci est loin d’être parfait. On retrouve en effet le trope indigeste de la « terrible trahison faite aux hommes » – la volonté d’avorter –, continuellement culpabilisant. Le parti pris est ici ambigu, et le développement scénaristique tellement réduit et peu subtil qu’il en est grossier.

 

Entre esthéticien et scénariste, faut-il choisir ?

Dans ce long-métrage où la réalité n’existe jamais vraiment, où le temps n’existe que la nuit et à l’aube, où les récits se juxtaposent pour finalement n’en former qu’un, il ne peut y avoir aucune lecture littérale de l’imagerie exposée par Ford. Il y a, d’une part, la performance artistique même du cinéaste, en réponse à la « junk culture » évoquée au début du film, et, de l’autre, un discours sur le pouvoir du récit a priori littéraire, mais finalement filmique. Chaque personnage existe davantage par son corps que par sa personnalité. Leurs corps sont tous d’ailleurs hautement symboliques : celui de Susan est objectifié ; ceux d’Edward et de son avatar, Tony, sont souffrants ; celui de l’inspecteur Bobby Andes est sacrificiel, et celui de Ray Marcus transgressif.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

Dans ce qui a tout l’air d’être un hommage aux films noirs de Fellini, Ford grossit les traits en sa qualité de satiriste visuel, de passeur de sens figuratif. Les corps du générique se confrontent à ceux inanimés de Laura et India, l’épouse et la fille de Tony, également nues, et disposées comme si elles étaient endormies sur un canapé en plein désert texan. Il est important de noter qu’elles sont constamment désignées par des expressions détournées et possessives (« tes femmes », « ton épouse », « ta fille », etc.), toutes émises par des hommes, et donc par l’auteur du manuscrit, Edward, et par celui du scénario, Tom Ford.

On peut également les confronter au corps rachitique de l’inspecteur atteint d’un cancer des poumons, aux corps nus de Tony et de Susan quand ils se lavent, à ceux habillés et remodelés par des tenues extravagantes des personnages évoluant dans le monde de l’art, ou encore au corps maquillé de rouge à lèvres et de faux sang de Tony, personnage fictif d’Edward et donc mis en scène par celui-ci… Si Tom Ford n’était pas un esthéticien, on pourrait questionner l’intention symbolique, quasi schématique, de cette monstration permanente et scénographiée du corps. Mais il n’a pas le bénéfice du doute, en cela que Nocturnal Animals est constitué d’une succession de toiles, toutes extrêmement minutieuses et consciemment agencées. Et c’est à la fois sa réussite et son échec.

 

La masculinité toxique en question

À travers l’objectification du corps des femmes est discuté celui des hommes, et leur rapport à la masculinité. Si l’on a pu constater que cette dernière se faisait de plus en plus silencieuse (Mad Max, Manchester by the Sea, Moonlight…), cela ne l’empêche pas d’être au centre de questionnements en tous genres. On ne parle pas de n’importe quelle masculinité, mais de la « toxic masculinity » (que l’on peut donc traduire par « masculinité toxique »), autrement dit les conséquences dévastatrices du patriarcat sur les hommes. « Ne pleure pas », « sois un homme », « sois fort », « ne montre pas tes sentiments », « obéis à tes pulsions », etc. sont autant d’injonctions sociales que l’on assène aux garçons dès leur plus jeune âge.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

Nocturnal Animals fait de ses personnages masculins des acteurs ou des victimes de cette masculinité toxique : Tony/Edward est décrit comme « sensible », « faible », et est à plusieurs reprises visé par des insultes à caractère sexiste et transphobe, tentant de le rabaisser en l’accusant de vouloir pleurer par exemple. L’inspecteur est l’homme droit, l’archétype de « l’homme bon », qui ne peut se mettre en contact avec ses émotions qu’au prix d’un terrible effort, tel le justicier apathique – qui aurait plus de Batman que de James Gordon. Et les hommes qui kidnappent, violent et tuent l’épouse et la fille de Tony sont des rednecks agressifs et facilement offensés à l’idée que l’on remette en cause l’image virile qu’ils renvoient, au point de commettre le pire. En fil rouge, le film confronte cet état de fait aux idéologies qui animent la société américaine, blanche en l’occurrence : son racisme, son sexisme, son classisme. Sa fracture béante et les conséquences de cette plaie millénaire dans les fondations de son histoire.

 

Déterminisme et décadence sociale

Pouvons-nous nous départir du milieu dans lequel nous naissons ? De nos parents ? Nos histoires sont-elles marquées par l’inévitabilité de l’éternel recommencement ? Hormis la réalité filmique (que l’on peut finalement difficilement qualifier de réalité), rien n’est tangible dans Nocturnal Animals. Il est peuplé de figures fictives − tels des personnages qui vivraient avec nous après la lecture d’un roman − évoluant à la lumière d’un jour synonyme d’artificialité, à l’opposé de la nuit opaque et intouchable, quasi supernaturelle, et au cœur de laquelle ces créatures et animaux nocturnes s’éveillent et s’animent.

Nocturnal Animals, réalisé par Tom Ford, 2017. © Universal Pictures

Tom Ford peint ici la toile nihiliste d’une société à bout de souffle, où les corps n’ont plus de sens autre que leur exposition vaine et gratuite, sublimés par les outils factices de l’art, dont sa propre caméra. Il se fait anthropologue du corps comme objet politique, lequel est passif et vide, ramené à son état de chair dans son univers filmique. Et se montre à nous, encore et encore, a priori porteur de sens. Il se fait champ lexical, puis mot. Un mot que l’on aurait tellement répété qu’il en aurait finalement perdu toute signification.