Parue en février 2019, la bande dessinée à quatre mains La fille dans l’écran de Manon Desveaux et Lou Lubie est une parenthèse douce et fraîche. Raphaëla l’a lue et a tout adoré : la tendresse, la sororité, les choix d’illustrations et narratifs. Tout, on te dit.

 
 

D’une rencontre fortuite…

Souvent, l’écueil de la littérature lorsqu’il s’agit de parler d’amours homosexuelles, c’est que les auteurs-rices savent peu en transposer la joie, la douceur et la tendresse. Pire encore, il est difficile de trouver des ouvrages aux fins heureuses, ordinaires. Pourtant, entre nos mains ou celles de nos proches, on n’a pas toujours envie de trouver dans ces récits le poids de la haine et de la violence homophobe. On voudrait parfois découvrir ces histoires d’amour dans toute leur complexité, dans une bulle intime réconfortante.

La fille dans l’écran est donc une  parenthèse bienvenue dans cette littérature habituellement froide et se dévore à toute vitesse. Pas de drames autres que ceux du quotidien de nos héroïnes. Coline, 22 ans, se consacre au dessin et vit dans la campagne française chez ses grands-parents. Marley, 28 ans, vit quant à elle au Québec avec son petit ami Vincent. Elle rêve d’être photographe, mais travaille comme barista. C’est le hasard qui les conduit l’une vers l’autre : alors que Coline recherche des modèles pour ses dessins, elle découvre le site sur lequel Marley publie ses clichés. Elle décide alors de lui envoyer un email, et ainsi commence une relation épistolaire contemporaine, sur le mode de la passion et de l’engouement. Les deux jeunes femmes trouvent en l’autre l’interlocutrice idéale pour comprendre les difficultés qu’elles traversent : la jeune illustratrice a le sentiment de perdre son temps et Marley prend conscience, à mesure que leur relation s’intensifie, qu’elle n’a pas pris les bonnes décisions dans sa vie professionnelle et personnelle.

Ils sont rares, les ouvrages qui offrent des narrations pertinentes sur les relations amoureuses à distance, surtout lorsqu’elles ont pour support principal les nouvelles technologies. Cette correspondance s’ancre à merveille dans le récit et donne à la narration beaucoup de profondeur. Autant que les héroïnes, nous sommes impatient-e-s de savoir quand la prochaine notification surgira et, avec elles, nous voudrions composer les messages qu’elles s’envoient. Peu à peu, elles ne font pas que s’écrire et entretenir une correspondance : elles finissent, d’une certaine manière, par vivre l’une avec l’autre. Elles cohabitent sur les pages. Les illustratrices et autrices mettent en mots et en images la force que se transmettent les deux femmes, sans tomber ni dans le mélodrame ni dans l’archétype de la Mary Sue.

Ce qui rend Coline et Marley aussi attachantes, c’est leur banalité : ce sont des jeunes femmes menant des vies comme les autres. Cette normalité n’est pas des plus aisées à retranscrire, et pourtant Manon Desveaux et Lou Lubie racontent avec brio les tensions ordinaires que connaissent les protagonistes. Si Coline vit à la campagne, c’est aussi parce qu’elle est pétrie d’angoisses et ne supporte pas le contact avec les autres. Marley quant à elle n’est heureuse ni au travail ni en amour, malgré sa détermination à mener ces deux aspects de sa vie avec succès. Sans sombrer dans la caricature, l’ouvrage décrit les relations conflictuelles de Coline avec sa mère qui éprouve des difficultés à la soutenir dans ses projets, et la relation néfaste que Marley entretient avec Vincent, qui la bride et la manipule.

 
 

… à une relation puissante

C’est alors sans surprise qu’elles nouent une relation fondée sur la confiance et le soutien : Marley conseille Coline, l’enjoint à poursuivre le dessin et à contacter des maisons d’édition, tandis que Coline comprend l’ennui professionnel dans lequel Marley s’est embourbée. Celle-ci se rebelle contre son petit-ami, refuse de se plier à sa volonté et décide de revenir en France durant l’été pour revoir sa famille et surtout, pour rencontrer celle dont elle s’éprend.

Au fil des pages, la bande dessinée dévoile la naissance douce et inattendue de l’amour entre les deux jeunes femmes. L’une est célibataire, l’autre en couple hétérosexuel, aussi les lecteurs-rices se laissent surprendre par les sentiments naissants qui transcendent l’amitié pour donner lieu à une romance par-delà l’océan.

Si les problématiques auxquelles les deux femmes sont confrontées semblent distinctes, c’est pourtant le même besoin vital et impérieux de liberté qui les anime et oriente leurs décisions. Elles se sentent contraintes alors qu’elles touchent du doigt des avenirs différents, qui n’appartiendraient qu’à elles. En cela, La Fille dans l’écran n’est pas seulement une histoire d’amour, c’est une figuration de la sororité, de cette « solidarité féminine » souvent discréditée parce qu’elle desservirait soi-disant les hommes. Et c’est bien là le ressenti de Vincent, dont Marley s’éloigne jusqu’à lui échapper, à mesure que son cœur s’installe auprès de Coline.

 
 

Une bande dessinée en diptyque

Si La Fille dans l’écran est aussi riche en émotions et si captivante, c’est en grande partie grâce au choix qu’ont fait les autrices. Coline et Marley évoluent chacune sur leurs propres pages, illustrées respectivement par Manon Desveaux et Lou Lubie. Les deux protagonistes communiquent ainsi tout le temps. Les pages sont construites en regard les unes des autres et se répondent, se complètent. Les regards des deux héroïnes se croisent, et c’est avec beaucoup d’émotion que l’on contemple les dessins. Les styles propres à chaque artiste offrent aux deux protagonistes des univers graphiques spécifiques, qui font chacun sens et contribuent à la création de deux identités entières et autonomes.

La jeune illustratrice évolue dans un univers en noir et blanc, avec des traits fins et beaucoup de sobriété, tandis que Marley est en couleurs, très pop, ce qui fait parfaitement écho à sa personnalité et à son mode de vie. C’est pourtant lorsque les deux femmes sont ensemble – en pensées ou physiquement – que cette dissociation des styles prend tout son sens. Quand Marley vient rendre visite à Coline en France, il n’y a qu’elle qui est en couleurs, au beau milieu de l’identité graphique noire, blanche et grise de la jeune femme. Mais parfois, dans la bande dessinée, des pages se chargent un peu de l’univers de l’autre : de son visage, de son identité, de fragments de son univers.

Lire La Fille dans l’écran réchauffe le cœur tant les autrices ont accordé un grand soin à la cohérence visuelle et narrative de leur ouvrage. Ni faux pas ni exagération dans les émotions que ressentent les deux jeunes femmes et les réactions de leur entourage. La quasi-absence de l’homophobie est salutaire : on y fait référence, subtilement, mais l’ouvrage ne tourne pas autour de la haine ni de la violence. On savoure au contraire une histoire d’amour qui finit – ou plutôt, commence – bien, et l’on referme le livre avec une tendre satisfaction.

La fille dans l'écran Couverture du livre La fille dans l'écran
Marabout
09/01/2019
192
Lou Lubie, Manon Desveaux
17,95 €

Coline vit en France et rêve de devenir illustratrice. Ses recherches d'inspiration la conduisent à contacter Marley, une photographe installée à Montréal. De son côté, Marley a abandonné sa passion pour la photo pour se laisser porter par une vie sociale trépidante  : un job alimentaire, un amoureux québécois... Les deux jeunes femmes que tout oppose vont tisser sur internet un lien plus fort que la distance et le décalage horaire, qui va grandir de façon troublante jusqu'à la rencontre...