Quand le corps est un ennemi, qu’il devient notre Némésis, comment lutter au quotidien, et avancer ? L’autrice nous donne à voir une réalité souvent tue, cachée parce que honteuse. Mais écrire cette douleur, et la lire, est une nécessité.

 

Je hais mon corps. Je sais que ces choses-là doivent être cachées. C’est honteux. Voilà un secret que l’on partage toutes, mais que l’on devrait taire à coup de mantras crétins pour se persuader de notre valeur. Pourtant, j’abhorre ce corps, et je le lui prouve avec persévérance. Non pas en raison de son apparence, mais pour son entrave à ma liberté. La chair m’a toujours parue limitante et limitée, étrange et prosaïque. La mienne surtout, celle des autres parfois. Je me rêve en être abstrait. Je ne comprends pas les mots « besoin » et « désir », je ne connais que la contrainte et la servitude. Alors, je me bats.

Je suis une conscience prisonnière de tissus entrelacés. Je contemple toutes ces heures perdues à jamais, à rêver, à s’évertuer au sommeil comme l’on s’évertue à mourir. Quand mon geôlier me donnera les clés, enfin, je pourrai respirer.

Ce matin, mes os sont composés de verre pilé. Je peux sentir, juste à l’arrière de mon crâne, que la vie a commencé sans moi. Chaque jour, il me semble courir derrière elle. Je l’apostrophe, je déchire mes poumons noircis, carbonisés par toutes ces cigarettes portées à ma bouche, tels d’innombrables rappels de ma mortalité. J’entends, presque loin, un klaxon s’acharnant à manifester son mécontentement. Mais là, entourée de la douceur réconfortante de ma couette, je peux encore l’ignorer. Je peux m’ignorer, et la douleur lancinante aussi. Elle s’exprime, m’exhorte d’exister, de mettre en mouvement ces membres réticents victimes de spasmes nerveux, répétés. Il faut se lever, rallumer la machine malgré les cris que la chair pousse, et ma psyché avec force. Lorsque mon muscle se raidit, violenté dans son repos, c’est mon cœur tout entier qui se durcit. Mon âme s’étire et mes jambes soupirent. Parce que, dehors, il fait déjà bon prétendre que la fin du monde n’arrivera pas, j’abandonne mes mains, mécaniques, qui font couler l’élixir noir empoisonnant mes veines par litres. Je nourris ma tachycardie comme tu nourris ton chat. Tandis que mon cerveau tente de se convaincre des avantages d’une existence saine, qu’il s’escrime mathématiquement à établir la liste des tâches à exécuter pour réussir la mission de la productivité quotidienne, ma carcasse, elle, se dirige vers le lit. Elle ne m’a rien demandé, mais je cède. J’obtempère, car sur le ring où s’affrontent le corps et l’esprit, le premier est mis KO dès que le second entame un geste.

Mon corps et moi ne connaissons pas le consentement. Notre dynamique est claire, elle est évidente. Je lui désobéis avec malice, et il me le fait payer à chaque seconde. Il me rappelle, inlassablement, que je suis une ratée, une créature déplorable incapable de fonctionner correctement. Je l’aime, cependant, occasionnellement. Je réalise ce qu’il m’apporte et je lui en suis reconnaissante. Je reviens toujours vers lui, comme je suis toujours revenue vers ceux qui m’ont maltraitée.

Ces jours-là, quand tout tape, claque, cogne, et recommence, mon avis a peu d’importance. Le regard fixé sur le fantôme d’un double idéalisé, j’avale ce café brûlant sacré sans l’apprécier. Je le sens. Je suis vivante, je crois. Il est le premier d’une longue série. Car si le puits est sans fond, je m’efforce toujours de le remplir. La tasse vide bat en retraite, elle me scrute dans mon dôme d’agonie. Il faudrait aller à la salle de bain, mais mon organisme fatigué me cloue sur mon matelas, qui l’est pareillement. Je suis terrassée et inepte, mes pensées entêtantes, terrifiantes. Aujourd’hui, je ne lutterai pas.

Ma nuque sanglote à chaudes larmes mes échecs passés.
Mes épaules gémissent devant mon incapacité obsédante.
Mes seins endurent mes ruminations les plus sombres.
Mon ventre se lamente des minutes écoulées à jamais gaspillées.
Mes hanches s’apitoient sur la fragilité de ma volonté.
Mes jambes se résignent face aux bienfaits d’une marche vers l’avenir.
Mes pieds, eux, se taisent pour laisser chialer mon cœur.
Qui n’en peut plus d’être peuplé d’ecchymoses aussi vieilles que la Terre.

 


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