À chaque injonction dévoilée se révèle une multitude d’interrogations : qui sommes-nous au fond, que faisons-nous de notre corps, que représente-t-il ? Il n’est pas question ici de réconciliation ou de happy end. Julia te raconte avec lucidité qu’elle tolère son corps et qu’elle n’a pas l’intention d’en faire plus, car elle a mille autres choses à penser et réaliser.

 

À l’occasion de la deuxième édition de Dépossédées, notre club de lecture, nous vous avions proposé d’écrire sur le thème « Mon corps et moi » et de partager vos créations sur le rapport que vous entretenez avec votre corps. Merci pour vos participations, toujours touchantes, et qui décrivent bien les relations ambivalentes que l’on peut avoir avec notre propre corps, tantôt belles tantôt douloureuses.

 

Mon corps ne m’appartient pas. On m’a menti toute ma vie. Je n’ai choisi ni ses limites ni ses formes. On m’en a confié la garde tout au plus. Les soins que je lui apporte sont le plus souvent rudimentaires. La toilette, les repas, le port de vêtements propres. Un peu de sommeil quand il l’accepte. Mon corps est là, posé à côté de moi. Collant, trop proche. Comme des cuisses estivales fusionnent avec le skaï brûlant du siège d’une voiture oubliée au soleil. Jovial, peureux et chiant, il me fout la honte, alors je l’ignore. Je n’ai envie de le présenter à personne. Et si par malchance cela arrive, en bonne ado manquant d’aptitudes sociales, je fais comme s’il n’existait pas : « Lui, là ? Ah non, je ne le connais pas. Il me suit depuis tout à l’heure, c’est tout. Tu ne crois quand même pas que je traîne avec ça ! »

Mon corps ne m’appartient pas. J’ai plutôt l’impression, moi, de lui appartenir. D’être soumise à ses spasmes, à ses faiblesses, à ses basses envies. Il n’est qu’un avatar foireux. Le résultat grotesque d’une longue lignée de croisements ADN hasardeux. Une tablette de cire où s’impriment les pratiques rituelles, les abus, les mouvements incessants, la goinfrerie, les fous rires et les inquiétudes. Ma condition d’humaine me contraint à faire corps avec lui. Mais je n’adhère pas, moi, à cet amas de viscères et d’imperfections qui m’a été légué. Pas offert. Aux hanches trop larges héritées des aïeules andalouses, au teint livide des ancêtres germains. Le destin et ma volonté m’auront au moins permis de ne pas perpétuer ce jeu fou de matriochkas. Je ne sortirai pas de mon ventre une poupée miniature de plus. Fin du game.

Mon corps a dessiné mon histoire à ma place. D’abord, parce que comme dirait la grande Despentes, j’écris « du côté des moches », de « toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf ». J’ai vite pigé qu’on tenait là un angle de vue et de vie. Ensuite, car je n’ai pas été maîtresse du timing de cette méchante blague. Mes seins qui poussaient, chacun leur tour sinon ce n’est pas drôle, m’ont propulsée en aller simple vers l’adolescence et l’âge sexué. Personne ne se souciait de savoir si j’étais prête ou non. Mon corps se faisait passer pour moi. Il autorisait en douce le mot « femelle » collé sur mon front. Tout le monde avait compris ce chèque en blanc, sauf moi. Il n’a jamais cessé depuis de m’imposer les masques successifs sur lesquels se sédimentent des jugements mensongers. Mon corps décide du prochain rôle qui sera le mien. Toujours. C’est lui qui, parce que je prends de l’âge, fera bientôt souffler sur mon cou le vent du boulet. L’instant où me sera repris en silence mon statut d’être vivant officiellement désirable. Lui qui vous fera voir une Baba Yaga quand mon cœur sautillant sera en vérité celui d’une jouvencelle.

J’aurais aimé raconter une histoire de réconciliation. Un joli conte moral où, le temps et la sagesse faisant leur ouvrage, mon corps et moi deviendrions bon-ne-s ami-e-s. Ce serait un sale mensonge. Oui, je sais désormais que la place qui lui est assignée n’est pas le seul fait de sa médiocrité. Que le monde et mon genre ont choisi pour nous. J’ai la prétention de penser que j’ai ouvert les yeux et déconstruit en chemin quelques-uns des vilains petits manèges du patriarcat. Mais chaque voile levé en révèle un nouveau. Tout ce que je peux faire, c’est constater l’ampleur de l’occupation. Elle est telle que plus je réfléchis et moins je suis capable de dire ce qui m’appartient vraiment dans le ballet de mon incarnation. Mon avis et mes goûts sont-ils vraiment les miens ? Quand je peins mes ongles en carmin, quand j’allonge mes cils, pour qui est-ce que je le fais ? J’ai trop lu pour ignorer les diktats qui guident alors ma main, mais qu’y a-t-il de moi là-dedans ? Ma certitude que le futile est indispensable ? Je suis dépossédée même de cela. Quand je refuse de jouer à la fille. Quand je m’habille comme un sac, godillots et démarche de Panzer, suis-je une traîtresse à mon genre ? Ou simplement une victime qui joue les caméléons urbains, adoptant la couleur des murs dans l’espoir qu’on lui foute la paix ? Mon choix en est-il un ?

Ce que je sais mien pour sûr, parce je le sens qui brûle au creux de mon ventre, c’est le manque. La jalousie aussi. Ma peau qui existe moins fort de n’exister pour personne. Tout cela, c’est mon corps qui me l’a appris. C’est lui, en se lançant dans l’arène, qui a ouvert mon cœur en le brisant. Lui qui me fait entendre l’écho d’autres joies et d’autres souffrances que la mienne. J’ai toujours craint que sa laideur ne me sépare du monde. Qu’elle me condamne à demeurer à part. Comme le monstre de Frankenstein regarde derrière la vitre, banni au cœur d’une sombre forêt, le spectacle de la tendresse humaine. J’ai cru qu’il était ma cellule d’isolement. Je me suis plantée. Mon corps est un monde et il m’offre le monde. Même si je suis seule comme un chien. Mon corps n’est pas moi. Il est la chance qui m’a été offerte de rejoindre la cohorte pathétique et superbe de tous les autres corps avant moi. Toutes les gorges qui se sont serrées avant la mienne sur le quai d’une gare. Tous les poumons gonflés d’infini par un simple baiser déposé sur la nuque. Ils sont tous là à l’intérieur. Comme la graine qui, même si nulle pluie et aucun soleil ne la feront éclore, porte en elle la légende et la force de toutes les floraisons. Mon corps est palimpseste. Je le décrypte en avançant. À ce jeu-là, qui perd gagne. Je prends des épiphanies plein la tronche. Je sais humer l’odeur d’herbe coupée de la jeunesse parce que je l’ai perdue. Pour avoir vécu la terreur, et non la simple angoisse, de me voir arracher un être chéri, je sais que tout cela ne tient qu’à un influx électrique. Une ampoule qui crépite et s’éteint soudain. Date de péremption surprise.

J’ai bien compris l’injonction nouvelle. Je l’entends partout ces jours-ci, la petite chanson qui se croit révolutionnaire. Je devrais accepter mon corps. Quel qu’il soit. L’aimer, l’adorer même, être fière de son apparence. L’exposer sur l’étagère comme tout le monde. Eh bien non ! Désolée mais j’y vois là une autre chausse-trape. Évidemment, cela paraît enviable. Faire la nique à la peur et aux conditionnements. Le temps et la puissance gagnés ! Alors pourquoi je résiste ? La réponse prend en partie la forme d’un gros doigt d’honneur. J’ai déjà assez de chat(te)s et de colères à fouetter pour me détester en plus de m’aimer si mal. Si j’arrive déjà à tolérer mon corps, ce gros pépère à qui je fais porter tant de chapeaux, ça sera déjà pas mal. J’exerce mon droit à ne pas en faire plus. Mon corps est un théâtre. Il n’a à plaire à personne. Pas même à moi. Par lui, je suis aux premiers rangs du tragique de l’existence, pop-corn à l’entracte et petits bonheurs compris. Il paraît que ça finit mal mais putain, le spectacle a de la gueule !

 


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