Deuxième long-métrage du réalisateur américain Ari Aster, Midsommar met en scène la double épreuve de Dani, endeuillée par la perte de sa famille et désespérée par l’étiolement de son couple. Sur fond de soleil nordique et de rituels étranges, elle chemine progressivement vers la possibilité de parvenir enfin à contrôler et à exprimer sa colère. Récit d’une libération salvatrice bien que dérangeante.

 

[Attention, cette critique contient de nombreux spoilers et s’appuie sur la version director’s cut, laquelle comprend quelques scènes supplémentaires coupées au montage montrant la nocivité de Christian envers Dani.]

Dani Ardor (Florence Pugh), bientôt 25 ans, étudie la psychologie à New York dans la même université que Christian Hughes (Jack Reynor), son petit ami étudiant en anthropologie, lequel est distant et négligeant. Leur couple est clairement à la dérive, ce qui préoccupe la jeune femme et la rend anxieuse. Le coup fatal est porté par le suicide de sa sœur Terri, qui a préalablement assassiné leurs parents. Durant les mois qui suivent, Dani gère tant bien que mal son traumatisme en se raccrochant à sa relation, qui ne s’arrange toujours pas. Christian omet ainsi de lui parler de son voyage imminent en Suède avec ses camarades Mark (Will Poulter) et Josh (William Jackson Harper) sur l’invitation de Pelle (Vilhelm Blomgren), en vue d’étudier les traditions de la communauté d’origine de ce dernier, les Hårga. Malgré la déception d’avoir appris cela au hasard d’une soirée, Dani se joint à eux pour se changer les idées, soutenue par l’entrain attentionné de Pelle. Vont alors se dérouler neuf jours de festivités sous un envahissant soleil d’été en célébration du solstice, le midsommar, ponctués de délires sous plantes psychoactives, de rituels cruels et d’un concours de danse intense, poussant Dani dans ses retranchements, jusqu’à exprimer toute la tristesse et la rancœur qu’elle éprouve. Elle rencontre alors la libération, à la suite de l’explosion de sa colère à travers des pratiques dérangeantes et hors du commun. Midsommar souligne le cheminement aussi métaphorique que concret d’une femme vers sa propre émancipation.

En ce sens, la journaliste Anaïs Bordages écrit dans Slate : « Cette année, le monde de l’horreur l’a bien compris : il y a peu de choses plus terrifiantes que le fait d’avoir un petit ami de merde. » De fait, Christian néglige sa relation avec Dani, au point de ne pas avoir le courage de la quitter, alors même que sa bande d’amis l’y encourage dès le début du film, lorsqu’elle l’appelle pour lui faire part de ses inquiétudes concernant sa sœur en pleine crise suicidaire. Mark affirme que Dani est abusive, puisqu’elle l’appelle régulièrement pour avoir du soutien. Ce dernier ne manque d’ailleurs pas de susciter l’énervement tant il est misogyne, sexualisant par exemple les femmes suédoises (« the swedish milkmaids ») lors de leur voyage et tenant des propos irrespectueux envers Dani. Par chance, il disparaît de l’intrigue suffisamment tôt pour nous épargner un probable exposé masculiniste sur le fonctionnement supposément matriarcal des Hårga.

 

Dans l’horreur d’un couple

Mais Dani, elle, ne se trouve pas en position de pouvoir. Christian est toxique et la gaslighte à plusieurs reprises dans le but très clair de la faire culpabiliser pour tout ce qui ne va plus entre elle et lui, s’appuyant sans aucun doute sur sa profonde détresse émotionnelle. Il minimise ainsi son angoisse face au silence de sa sœur, lorsque celle-ci menace par mail de se suicider en emportant leurs parents dans la mort. Par ailleurs, au lieu de s’excuser d’avoir dissimulé son voyage en Suède, il retourne la situation afin que Dani s’excuse de s’être emportée. C’est après un rituel hårga nocturne (uniquement visible dans la version director’s cut) qu’éclate leur plus grosse dispute. Dani souhaite partir car elle ne supporte plus l’ambiance et se sent de trop, tandis que Christian veut absolument rester pour étudier les traditions de leurs hôte-sse-s, puisqu’il a décidé le matin même que ce serait son sujet de thèse – sujet qu’il a d’ailleurs volé à Josh. Devant tant de mauvaise foi, Dani le confronte sur ses sentiments et l’état de leur relation, ayant enfin compris l’échec de cette dernière. Christian s’énerve de plus en plus, refuse de répondre et ose lui rétorquer qu’elle le manipule par sa gentillesse dans le seul but de le faire se sentir coupable de ne pas être à la hauteur de ses attentes. Il la plante ensuite seule dans la nuit. Le lendemain matin, le couple revient brièvement sur cette dispute, et Dani se sent de nouveau obligée de présenter ses excuses pour avoir initié le conflit, comme si elle en était la seule instigatrice.

Midsommar, réalisé par Ari Aster, 2019. © Metropolitan FilmExport

On ne peut donc pas dire que son séjour se fasse en douceur, mais c’est là un mal nécessaire dans son émancipation affective à l’égard de Christian. Elle traverse ainsi différentes étapes : l’inquiétude face à son couple qui ne marche pas, le traumatisme de la perte de sa famille, une dépression, la curiosité en rencontrant les Hårga, la peur sous l’emprise de psychoactifs, puis l’adhésion progressive au groupe, qui fait d’elle la Reine de mai à l’issue d’un combat de danse totalement surréaliste. Christian, à mesure que Dani gagne en confort, perd pied face à elle et se laisse littéralement charmer par Maja, oubliant par là même l’anniversaire de Dani et celui de leur couple. La scène où il lui chante « Joyeux anniversaire », grâce à Pelle, en tentant en vain d’allumer une bougie sur une part de gâteau illustre bien le pathétique de sa situation. Sa lâcheté passive finira par causer sa perte, exploitée par les Hårga afin d’accomplir leurs rituels estivaux, parmi lesquels figurent la conception d’un enfant avec Maja et son sacrifice par le feu.

 

La destruction comme seule issue

Ainsi, alors que Christian sombre et s’étiole, le nouveau statut de Reine de mai de Dani lui confère du pouvoir au sein de la communauté, et l’occasion d’enfin faire éclater sa colère en étant écoutée et soutenue. Même si c’est par un groupe dont elle semble toujours se méfier, en attestent ses cris et pleurs quand elle surprend Christian ayant un rapport sexuel avec Maja lors de la cérémonie rituelle. Cette scène l’influence dans son choix de le faire brûler vif dans la peau d’un ours, symbole de l’ennemi à abattre pour les Hårga et de son émancipation sans concession. Si sa colère reste ténue tout au long du film, elle s’exprime d’une façon bien plus destructrice envers ce petit ami qui la néglige depuis si longtemps et acte la fin de leur relation en le condamnant au bûcher. Face à cette décision, ses traits sont hébétés et tordus par la difficulté du choix à faire. Cependant, le film s’achève sur un gros plan de son visage enfin apaisé et souriant après le deuil exalté en groupe, fixant la cabane rituelle finissant de se consumer. Ari Aster décrit ainsi dans son scénario l’ultime plan de son film : « Elle s’était abandonnée à une joie que seul-e-s les fous et les folles connaissent. Elle s’était entièrement perdue, et était enfin libre. C’était hideux et beau à la fois. »

Midsommar, réalisé par Ari Aster, 2019. © Metropolitan FilmExport

Midsommar, réalisé par Ari Aster, 2019. © Metropolitan FilmExport

Mais à quel prix se fait l’émancipation de Dani ? La destruction de sa relation avec Christian au profit de sa nouvelle communauté la sert-elle vraiment ? Dans son analyse féministe du film publiée sur Medium, l’autrice Alexandra Tsuneta délaisse un angle : Dani quitte une famille dysfonctionnelle pour une autre, les Hårga, dont le fonctionnement est clairement sectaire. Sa libération affective et psychologique s’accomplit au sein d’une communauté qui attire les étrangers-ères en usant de la tromperie et du mensonge (deux concepts que Pelle incarne), en les accueillant avec énormément d’amour et d’attention (technique de manipulation bien connue du love bombing), avant de disposer de leur corps et de leur vie. Ari Aster n’en est pas à sa première mise en scène d’un foyer sous emprise, cette question sous-tendait également son premier long-métrage, Hérédité (2018), ou encore son court Munchausen (2013). Ceci étant dit, l’analyse d’Alexandra Tsuneta décrivant l’expression de la colère de Dani comme radicale et nécessaire reste valable, méritant seulement d’être nuancée. Car, oui, la colère de l’héroïne peut enfin se déployer au sein d’un groupe de femmes qui compatit avec elle et ne remet pas en question ses sentiments et ses traumatismes, contrairement à Christian et ses amis. Même si son parcours initiatique est extrême en tout point et pas vraiment recommandable, le personnage de Dani incarne une colère féminine qui ne parvient jamais à être brimée pour cadrer avec le rôle de la petite amie docile à tout prix, avant de rompre avec sa douleur et de se réinventer.