Le 22 septembre 1994 était diffusé sur NBC le premier épisode d’une série qui allait rencontrer un succès inégalé et marquer toute une génération : Friends. Ce succès n’a jamais été démenti depuis, et, de rediffusion en rediffusion, la série est devenue un incontournable sujet de discussion. Pour toutes ces raisons, Ross Geller et son attitude envers les femmes paraissent mériter une analyse plus poussée que ce qu’il nous a été donné de lire jusqu’à présent. En 2018, que nous apprend ce personnage sur la vision de la romance dans la pop culture ?

 

Friends est une série que l’on ne présente plus. Elle est devenue le marqueur d’une génération, une référence, qui fait régulièrement l’objet de nouveaux articles, tant celle-ci a marqué l’esprit des trentenaires d’aujourd’hui. Depuis quelques temps pourtant, Friends est sous le feu des critiques pour son humour homophobe, grossophobe, transphobe et raciste. Critiques (méritées par ailleurs) qui sont principalement adressées à Chandler. Cependant, un autre personnage masculin semble, lui, souvent passer entre les mailles du filet : Ross.

 

Pourquoi Ross est-il problématique ?

Ce personnage est par bien des aspects difficilement supportable : il se plaint en permanence, ramène toujours tout à lui, juge la moindre action des autres, et est condescendant et incapable d’accepter les croyances qui ne sont pas les siennes. Mais c’est surtout son sexisme latent qui fait de lui un sujet d’analyse intéressant : la manière dont il traite les femmes, et en particulier Rachel − qui incarne son love interest pendant toute la série −, révèle quelque chose de fort sur nos sociétés occidentales. De plus, Friends s’inscrit dans une vision très binaire et hétéronormée des relations amoureuses, ce qui en soit soulève des questions sur les dynamiques des relations femmes-hommes dans la série.

Friends, créée par Marta Kauffman et David Crane, 1994 – 2004. © NBC

L’exemple le plus marquant de son sexisme est sa manière de gérer sa rupture avec Rachel : seulement quelques heures après qu’elle lui a demandé de faire une pause dans leur relation, il couche avec une autre femme. Il est par la suite incapable de s’excuser et d’assumer son erreur en adulte responsable, et utilisera pendant les sept saisons qui suivent l’argument « On faisait une pause ! » pour se dédouaner de toute responsabilité. On peut également retenir sa jalousie obsessionnelle : il fait vivre à Rachel un enfer, car elle a un collègue masculin qu’il trouve trop attirant. Il va jusqu’à la mettre dans l’embarras et risquer de lui faire perdre son emploi, afin de s’assurer qu’elle ne le trompe pas − alors qu’elle lui a plusieurs fois affirmé que ce n’était pas le cas. De plus, il est possessif et manipulateur : quand la carrière de Rachel commence à progresser, il la culpabilise en réclamant qu’elle lui consacre plus de temps. De la même manière, quand il sort avec l’une de ses étudiantes (ce qui peut déjà être en soi problématique…), il la suit en vacances sans lui demander son avis, pour la surveiller au milieu des autres élèves. Pour Ross, les femmes semblent interchangeables : il se marie trois fois (et divorce autant de fois), et se trompe de prénom à l’un de ses mariages. Pour finir, il demande à Rachel d’abandonner son rêve − partir à Paris travailler dans la mode − pour qu’elle reste avec lui, et utilise une technique sournoise pour tenter de la conquérir (puis de la reconquérir), comme si elle était un territoire à envahir : il essaie de chasser tous les hommes qui l’intéressent et de la récupérer lorsqu’elle se retrouve triste d’avoir été quittée, en la consolant dans ses bras.1

À la lecture de ces exemples, il peut paraître évident que Ross est effectivement un  personnage problématique. Cependant, pour beaucoup, il est plutôt un homme maladroit, à qui l’on trouve beaucoup d’excuses, et cette « gaucherie » est ce qui le rend amusant. Alors, pourquoi cette dichotomie, et comment peut-on excuser un personnage si évidemment sexiste ?

 

Le syndrome du nice guy

Un élément de réponse se trouve dans ce que l’on appelle « le syndrome du nice guy ». La technique utilisée par Ross pour essayer d’obtenir les faveurs de Rachel en est un exemple parfait. Nice guy, en anglais, signifie peu ou prou « mec sympa ». Cet homme considère qu’il est particulièrement gentil et ne comprend pas, en conséquence, que toutes les femmes ne veulent pas systématiquement de lui. Il estime, d’une certaine manière, que s’il s’est montré aimable envers une femme, celle-ci lui doit quelque chose − en général du sexe ou une relation amoureuse.

On retrouve l’une des obsessions du nice guy chez Ross : construire une amitié avec une femme et attendre qu’elle vive une déception amoureuse − quitte à la créer soi-même −, pour la récupérer éplorée dans ses bras. Elle se rend alors forcément compte qu’il est gentil et veut donc entamer une relation avec lui. Si ça ne fonctionne pas, le nice guy ne remet pas en question cette technique, pour le moins sournoise, et préfère se tourner vers le sempiternel argument : « De toute façon, les filles n’aiment pas les garçons gentils. » Il ne semble pas se  rendre compte que ce n’est pas être un garçon gentil que de considérer qu’une femme avec laquelle vous avez été aimable vous doit quelque chose en retour…

Friends, créée par Marta Kauffman et David Crane, 1994 – 2004. © NBC

Le site Geek Feminist Wiki indique trois écoles de pensée autour du concept du nice guy : 1) ils sont des victimes de la cruauté et de l’irrationalité des femmes, 2) ils ne savent pas comment séduire et ont besoin de l’enseignement d’un mâle alpha, 3) ils pensent que faire quelque chose pour une femme entraîne que celle-ci leur doit quelque chose. Ross semble appartenir à la première et à la dernière. Il estime en effet qu’il est victime de la cruauté des femmes, qui disent vouloir un homme gentil mais préfèrent un « mâle alpha », et se considère « friendzoné » par Rachel. On entend très vite parler de cette fameuse friendzone dans Friends (c’est d’ailleurs cette série qui a popularisé le terme). Dès la saison 1, Joey indique à Ross qu’il est entré dans la « zone » et qu’il doit en sortir. Cette friendzone est un concept qui va main dans la main avec le syndrome du nice guy en perpétuant l’idée selon laquelle les femmes devraient quelque chose aux hommes qui font preuve de gentillesse et de bienveillance au sein d’une relation, et notamment des rapports sexuels. En cas de rejet, ces derniers estiment qu’ils ont été injustement traités. Ces deux tropes participent ainsi à perpétuer le sexisme et la culture du viol2.

 

Quelles répercussions pour le syndrome du nice guy ?

Le personnage de Ross a fait des émules dans la pop culture. Le nice guy, et plus largement la friendzone, sont des concepts que l’on retrouve dans presque toutes les séries comiques de ces dernières années, de The Big Bang Theory à How I Met Your Mother, pour ne citer que les plus célèbres.

Le problème avec la représentation de ces personnages à la télévision, c’est qu’ils ne sont jamais remis en question. Ce comportement − qui va parfois jusqu’au harcèlement − est largement accepté, et considéré comme romantique. Il s’agit par exemple de la base du scénario du film Un jour sans fin, alors que ce qui y est présenté est en réalité punissable par la loi. Si Ross ne va pas jusqu’au harcèlement, Friends présente néanmoins son comportement comme acceptable, et même efficace puisqu’à la fin, Rachel abandonne effectivement son rêve pour le rejoindre et vivre avec lui.

La représentation est un sujet majeur dans la culture populaire : nous savons que ce que nous regardons, écoutons et lisons influence notre manière de penser, et plus largement, la société. Ce syndrome du nice guy continue donc d’apprendre aux garçons qu’être gentil avec une fille sert principalement à obtenir quelque chose d’elle (et en premier lieu, une relation amoureuse ou sexuelle), et aux filles qu’un garçon gentil a quelque chose derrière la tête.

Si de nombreuses femmes se retrouvent dans des relations abusives − sans pour autant que l’on en rejette complètement la faute sur le syndrome du nice guy −, ce n’est pas un hasard. Il s’agit des conséquences d’une construction sociale ancrée dans la culture du viol. Le nice guy n’en est qu’une des nombreuses manifestations. Peut-être est-ce aussi parce que l’on ne nous apprend pas à reconnaître des comportements inquiétants, souvent perçus comme des preuves de gentillesse et d’amour. On peut notamment citer Twilight ou Cinquante nuances de Grey, dont le succès a quelque chose de terrifiant : combien de jeunes filles ont appris avec ces livres ou films qu’un homme qui les suit, s’introduit chez elles, et va jusqu’à poser une puce sur leur téléphone pour savoir à tout instant où elles se trouvent, sont en réalité des amants éperdus qui doivent être récompensés ?

Le concept du nice guy a encore de beaux jours devant lui, et s’il est révélateur du sexisme de nos sociétés patriarcales, il semble pourtant possible de l’éradiquer une bonne fois pour toutes. Réclamons des personnages plus riches, ou inventons-les nous-mêmes ! Comme pour toutes les problématiques de sexisme, la seule solution est l’éducation : apprenons aux enfants qu’être gentil-le avec une personne, quel que soit le contexte, c’est ne rien attendre en retour. Sinon, ce n’est pas de la gentillesse, mais de la manipulation. Quant à Ross, il est grand temps de le remettre à sa place : aux oubliettes.

 


Si tu veux plus d’exemples, il suffit de taper « why Ross Geller is the worst » dans un moteur de recherche, et tu trouveras des listes complètes. Notre article, lui, s’attache à analyser le traitement des femmes.

L’article Wikipédia sur la culture du viol est assez complet pour commencer à se renseigner sur le sujet. Tu peux aussi découvrir ce qu’est la culture du viol, ici expliquée en dessins, avec d’autres documentations.