Il y a des livres et des films qui nous marquent à jamais. Qui changent notre manière de percevoir le monde et d’appréhender la culture. Pour Annabelle, l’une de ces œuvres est Le Seigneur des anneaux. Dans cette tribune, elle te raconte comment les écrits de J. R. R. Tolkien et l’adaptation cinématographique de Peter Jackson ont influencé son existence, et comment elle a appris à aimer quelque chose passionnément tout en le critiquant avec la même ferveur.

 

Je me souviens des heures passées entre les étagères des bibliothèques du CDI, au lycée, à l’abri des regards. Je lisais frénétiquement un livre qui avait plus de trois fois mon âge : Le Seigneur des anneaux. Je le relisais en vérité, car la version que j’avais entre les mains était en anglais, que je comprenais et parlais fort mal à l’époque. Équipée d’un dictionnaire bilingue, j’essayais d’avancer aussi vite que mon cerveau me le permettait. Je sais qu’en ce temps, je ne saisissais pas tous les sous-textes de l’œuvre de Tolkien, j’étais loin d’en avoir une lecture critique. Mais je me rappelle l’émotion, si grande, comme un gouffre existant au fond de moi qui se remplissait peu à peu de ces histoires que je rêvais de vivre. Des aventures que je n’aurais osé imaginer, même dans mes rêves les plus fous. Je me souviens de l’émotion. Je la ressens encore, je m’y retrouve encore.

Alors évidemment, puisque personne n’y échappe, j’ai grandi. J’ai appris à aimer d’autres littératures, à affiner mon esprit critique. J’ai évolué. Mon regard sur la culture aussi. En relisant Le Seigneur des anneaux des années plus tard, certaines choses que j’avais ignorées m’ont alors frappée en plein visage. Des évidences. Ce sentiment, par exemple, d’être dans un monde où 95 % de la population est masculine et blanche, et la désillusion que cela m’a provoqué. Je l’avoue, avant, je ne voyais que les créatures fantastiques et les armures brillantes. Rien d’autre ne m’importait. La culture, et surtout la fantasy et la science-fiction, que j’affectionne terriblement, sont des milieux si masculins qu’en tant que jeune fille, j’avais pris cela comme une évidence. Je ne savais pas alors la nécessité d’une représentation plus riche et diverse, et son importance pour celle que je serai plus tard. Mais je l’avoue, je n’ai jamais eu aucun mal à m’identifier à certains personnages de l’univers créé par Tolkien, tout simplement parce que pour la plupart, ils n’appartiennent pas au réel, les Hobbits en première ligne. Ils étaient ce que j’en faisais. Et puis, je n’avais pas le choix. Comme pour beaucoup d’autres adolescentes de mon âge, ils étaient alors les seules références proposées dans ces histoires de cape et d’épée, de dragons et de sorciers.

Je ne vais pas m’attarder trop longuement sur la source littéraire, car en dépit de son influence sur moi, comme tant d’autres, c’est bel et bien son adaptation au cinéma qui a provoqué en l’adolescente que j’étais un changement radical. On aurait tort de sous-estimer l’influence d’Eowyn sur une jeune fille de 15 ans. Surtout si cette dernière a grandi dans les années 1990. C’est un fait : il y a peu de personnages féminins dans Le Seigneur des anneaux, films et livres confondus. Et ceux-ci sont généralement secondaires, et pour certains très stéréotypés. Pourtant, les principaux ne sont pas forcément anecdotiques. Je pourrais évoquer Arwen ou Galadriel, mais je me contenterai d’Eowyn. Cela paraît peut-être minime, mais elle est l’une de celles qui m’ont permis de mettre un pied dans le féminisme. Non pour le côté « badass » qui lui est souvent attribué, mais parce qu’elle avait droit à la complexité. Elle n’était pas limitée à une seule caractéristique. Sa détermination, ses sentiments pour Aragorn, son dévouement à son oncle, à son peuple, sa froideur, sa sensibilité, son aplomb, sa féminité, sa répartie… Elle incarnait tout cela à la fois. Ne lui reconnaître son importance qu’en évoquant le moment où elle affronte le Roi-Sorcier d’Angmar, c’est en somme la limiter à une forme de valorisation par la force, qui fait écho à une certaine masculinité. Comprends-moi bien, j’ai été autant émue que toi en voyant cette scène, mais ce que j’en retiens dépasse cet instant de violence. Eowyn, que l’on voit pourchasser Aragorn durant une grande partie des films – ce qui a pu m’exaspérer, je le confesse –, se libère, à cet instant-là, d’un poids quasi symbolique. Celui de ses obligations en tant que femme de la royauté, emprisonnée au sein d’une société ultra-patriarcale. Cette scène fait écho à une autre, dans laquelle Aragorn lui demande ce qu’elle craint, ce à quoi elle répond : « Une cage. Rester derrière des barreaux jusqu’à ce que l’habitude de la vieillesse les accepte et que tout espoir d’accomplir de hauts faits soit passé, sans possibilité de rappel ni de désir. » En tuant le Roi-Sorcier, elle a accompli son souhait, celui de se battre aux côtés des hommes et protéger les siens. Eowyn se prouve à elle-même ce dont elle est capable, et elle peut alors avancer.

Je sais bien que j’ai annoncé précédemment que je ne parlerais pas trop des livres, mais je vais me permettre une petite digression. Car dans les textes, Eowyn a droit à davantage de complexité que dans l’œuvre de Jackson. L’échange entre elle et Aragorn qui précède la citation ci-dessus est bien plus riche. Dans Le Retour du roi, elle fait preuve d’une remarquable lucidité : « “Serai-je toujours choisie ? dit-elle amèrement. Serai-je toujours laissée derrière quand les Cavaliers partent, pour m’occuper de la maison tandis qu’ils acquerront du renom et trouveront de la nourriture et des lits à leur retour ?” “Un temps peut venir bientôt où nul ne reviendra, dit-il. La valeur sans renom sera alors nécessaire car personne ne se rappellera les exploits accomplis dans l’ultime défense de vos demeures. Les exploits ne sont pas moins vaillants pour n’être pas loués.” Et elle répondit : “Toutes vos paroles n’ont d’autre but que de dire : vous êtes une femme, et votre rôle est dans la maison. Mais quand les hommes seront morts au combat et à l’honneur, vous pourrez brûler dans la maison, car les hommes n’en auront plus besoin. Mais je suis de la maison d’Eorl et non pas une servante. Je puis monter à cheval et manier l’épée, et je ne crains ni la souffrance ni la mort.” »* Au-delà du fait que cette citation aborde l’une des thématiques obsessionnelles de Tolkien – la remise en cause de nos préconceptions sur le courage et la renommée –, la répartie d’Eowyn et sa réponse montrent qu’elle est à mille lieues d’ignorer sa condition de femme, et qu’elle n’est que très légèrement enthousiaste à l’idée de faire plaisir à ces messieurs silencieusement. Cette complexité, Jackson l’a amoindrie dans ses films, à mon grand regret. Mais malgré tout, elle n’en est pas non plus absente. Dans ceux-ci, Eowyn est à maintes reprises remise à sa place, tout en étant désignée comme une « shieldmaiden », c’est-à-dire une femme guerrière. On lui intime constamment de rester auprès des femmes et des enfants, de ne pas prendre les armes, de se limiter à ce que la société attend d’elle. Le réalisateur et scénariste arrive – indépendamment des coupures et raccourcis – à créer ce même rapport entre le public et Eowyn : notre frustration pour la jeune femme quand celle-ci est confrontée au sexisme, et notre soulagement face au début de son émancipation. Une libération figurée par une scène majestueuse lors de la bataille finale qui, quoique simplifiée par les contraintes du divertissement, n’en reste pas moins symbolique et puissante.

À la fin des livres, Eowyn épouse Faramir et décide de se consacrer à une vie tranquille, loin de la gloire ou des apparats de la royauté. Un choix que suit son aimé : « Je serai guérisseuse, et j’aimerai tout ce qui pousse et n’est pas stérile. […] Je ne désire plus être reine »**, lui confie-t-elle dans le tome 3. Une manière pour elle de renouer avec elle-même et de se reconstruire. Tolkien décrit ce changement comme un processus de guérison indispensable pour elle, après avoir été confrontée à la guerre et ses atrocités. Beaucoup voient cela comme une sorte de régression pour une femme que l’on croyait émancipée. Et pourtant, cette perception vient essentiellement du fait que, socialement, les activités liées à l’attention, au soin, sont principalement vues comme féminines, et donc moins valorisantes. Le fait qu’Eowyn n’ait pas envie de passer son existence sur les champs de bataille n’enlève rien à sa bravoure. Et le fait qu’elle renonce à son royaume ne la rend pas faible, mais représente au contraire l’affirmation de qui elle est, et la possibilité de jours meilleurs pour celle qui, auparavant, ne trouvait pas de réponse aux raisons de son malheur. Surtout, ce choix d’une vie maritale et calme n’annule pas le fait qu’elle ait vaincu le Roi-Sorcier d’Angmar. Dans une moindre mesure, le film ne fait que suggérer l’union finale de Faramir et d’Eowyn, mais ma réflexion est la même car les critiques ont là aussi été nombreuses : cette dernière ne perd pas d’intérêt parce qu’elle décide de choisir une vie plus conventionnelle ou parce qu’elle trouve l’amour. Dans les livres comme dans les films, la force d’Eowyn n’est peut-être pas où chacun-e l’attend, et c’est bien cela qui m’a parlé si fort lorsque j’étais adolescente. Elle n’est pas aimable, elle n’est pas parfaite, elle a des moments de grâce et de faiblesse, et c’est très bien comme cela. Si l’on exige des personnages féminins dans la fiction qu’ils sortent des stéréotypes de genre, attendre d’eux qu’ils s’accomplissent positivement par un simple gender-bending est absurde. En cela, Eowyn est bien plus intéressante que nombre de protagonistes féminines unidimensionnelles, aujourd’hui largement prisées par le mainstream et présentées comme des figures d’empowerment.

Certain-e-s avanceront que Le Seigneur des anneaux peut difficilement se réclamer du féminisme, et c’est tout à fait vrai. Mais ce réflexe consistant à frapper du sceau du féminisme absolument toute œuvre culturelle « acceptable », comme si celui-ci constituait une marque déposée, me fout les ovaires à l’envers. Le Seigneur des anneaux, comme 99 % de la fantasy et de la SF, est un univers ultra-masculin, mais c’est aussi un univers qui, majoritairement, nous présente des créatures figurant la marginalisation. Et ce n’est pas pour rien que ces histoires résonnent pour tant de personnes – et pour tant de femmes plus particulièrement. Car si l’on peut déplorer avec raison le manque de personnages féminins et leur rôle limité, voire archétypal, on peut aussi reconnaître aux adaptations cinématographiques quelque chose d’extrêmement important à mes yeux : la représentation de formes de masculinités différentes. Et cette alternative à la masculinité toxique dans un univers viriliste se reconnaît essentiellement ailleurs que chez les hommes, qui pour beaucoup sont franchement détestables et présentés en tant que tels. Mais les Hobbits, les Nains et les Elfes incarnent une possible différence. Des personnages masculins pleurent, s’enlacent, s’embrassent, se font des déclarations d’amour, ont peur. C’est aussi simple qu’un Gimli bourru et barbu qui s’extasie sur des pétales de fleurs au couronnement d’Aragorn. Et c’est merveilleux. La plupart des protagonistes masculins vont à l’encontre de ce que l’on attendrait d’eux en tant que représentants du patriarcat dans un monde qui l’est éminemment. Ils sont multiples. Et d’une certaine façon, ils représentent une altérité du masculin, hors des normes.

Le Seigneur des anneaux parle avant tout de personnes marginalisées, de celles et ceux que l’on sous-estimerait d’avance et qui se révèlent par leur force et leur résilience, lesquelles prennent des formes très différentes. Son échec à représenter plus significativement cette marginalisation à travers des personnages féminins n’est pas minime, il en dit même long sur un système de pensée profondément ancré à la fois chez les écrivain-e-s et le public. Toutefois, à mes yeux, les personnages masculins du Seigneur des anneaux questionnent l’identité de genre, et cela est incroyablement fort et important. Si le besoin de voir davantage de personnages féminins complexes est vital et urgent, celui de voir des personnages masculins différents l’est tout autant, particulièrement dans la fantasy et la SF. Bien que ces derniers soient nombreux, cela ne les empêche pas d’être fades, peu originaux, et enfermés dans des archétypes insupportables. Personnellement, voir Sam et Frodon se prendre dans leurs bras toutes les trois scènes et se regarder tendrement en se souvenant de ce qu’ils ont traversé, ça me retourne le bide et me donne de l’espoir en l’humanité. On en revient toujours à l’émotion, tu sais, dont je te parlais au début.

Je n’ai donc jamais eu de difficultés à m’identifier à quantité de personnages du Seigneur des anneaux car pour certains, ils me ressemblaient. Ils étaient des parias, comme Sam, comme Eowyn. Dans cet univers, les « marginaux » se reconnaissent entre eux, ils s’unissent. Et en fin de compte, ils s’élèvent mutuellement. C’était cela qui me touchait alors, et me serre encore le cœur aujourd’hui. La morale du récit de Tolkien est ici : c’est entre les mains de celles et ceux que l’on mésestime et persécute que se trouve l’espérance de meilleurs lendemains.

Ces constats ne m’empêchent pas de critiquer généreusement les films de Jackson et les ouvrages de Tolkien, tout comme d’en apprécier certains aspects. Mais ce que m’a vraiment appris ma passion du Seigneur des anneaux − et le fait que celle-ci fait encore partie de moi à l’âge de 28 ans −, c’est que nous avons besoin de toujours exiger plus de la pop culture. Nous devons pouvoir apprécier et critiquer, sans pour autant que l’appréciation et la critique ne deviennent forcément antagonistes. Ce n’est que par cette exigence que nous pourrons voir naître des œuvres peuplées de personnages qui nous ressemblent, mais surtout, des œuvres qui nous questionnent, nous confrontent à nous-mêmes, nous font réfléchir et évoluer.

Après, soyons honnêtes, La Communauté de l’anneau est sorti il y a dix-sept ans. Et il serait donc sans doute temps que la fantasy au cinéma fasse pour quantité de protagonistes féminines ce qu’elle a si bien réussi à faire pour Gimli, Legolas, Elrond, Boromir, Faramir, Frodon, Sam, Biblo… Je continue ?

 


*Le Seigneur des anneaux – tome 3 : Le Retour du roi, J. R. R. Tolkien, Pocket, 2006, p. 80.
** Le Seigneur des anneaux – tome 3 : Le Retour du roi, J. R. R. Tolkien, Pocket, 2006, p. 381.

 


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