Il y a 188 ans naissait la talentueuse poétesse américaine Emily Dickinson. De toutes les femmes de lettres de sa génération, elle est très certainement l’une des plus connues. Ou du moins, son nom sonne-t-il familier aux oreilles d’une grande partie des gens. Aujourd’hui, « The F-World » te propose d’en savoir plus sur son parcours hors du commun.

 

We Grow Accustomed to the Dark*

We grow accustomed to the Dark —
When Light is put away —
As when the Neighbor holds the Lamp
To witness her Good bye —

A Moment — We Uncertain step
For newness of the night —
Then — fit our Vision to the Dark —
And meet the Road — erect —

And so of larger — Darknesses —
Those Evenings of the Brain —
When not a Moon disclose a sign —
Or Star — come out — within —

The Bravest — grope a little —
And sometimes hit a Tree
Directly in the Forehead —
But as they learn to see —

Either the Darkness alters —
Or something in the sight
Adjusts itself to Midnight —
And Life steps almost straight.

Poème écrit en 1862 et publié pour la première fois en 1935.

 

Emily Elizabeth Dickinson naît le 10 décembre 1830 à Amherst, dans le Massachusetts, aux États-Unis. Elle passe son enfance entourée de ses parents, Edward et Emily, de son grand frère Austin et de sa petite sœur Lavinia. Suivant la lignée familiale, Edward a une carrière juridique et politique qui permet à sa famille d’être reconnue socialement, et de vivre confortablement. Il tient à ce que ses enfants soient éduqué-e-s. En 1840, Emily et sa sœur entrent à la Amherst Academy, un collège originellement pour garçons – fondé en 1814 par leur grand-père –, et qui a ouvert ses portes aux filles deux ans plus tôt. Elle y reste durant sept ans. À cette époque, la jeune fille est confrontée au décès de plusieurs ami-e-s et connaissances, et très tôt, elle commence à réfléchir à la mort, l’un des thèmes centraux de ses futurs  poèmes.

En 1847, à l’âge de 17 ans, Emily étudie une dizaine de mois à la Mount Holyoke Female Seminary, une université pour femmes située non loin d’Amherst (l’école est aujourd’hui connue sous le nom de Mount Holyoke College). C’est la première fois qu’elle passe autant de temps loin de sa maison, mais au final, elle n’y reste que pour une brève période. Les raisons de son retour prématuré sont incertaines. Elles sont attribuées tantôt à l’envie de retourner auprès de ses proches, tantôt à une santé fragile, tantôt à une rébellion contre la ferveur religieuse de l’institution. En 1845, à l’occasion du second grand réveil se déroulant à Amherst – un mouvement de renouvellement spirituel protestant – de nombreux membres de la famille Dickinson rejoignent officiellement l’église chrétienne. De son côté, pour une courte durée, Emily exprime un intérêt pour la religion. C’est un sujet qui l’interroge. Mais elle décide de ne pas faire de déclaration de foi et de ne pas participer au renouveau religieux.

À son retour chez elle, Emily se consacre aux tâches domestiques. Elle a 18 ans lorsqu’elle fait la rencontre d’un étudiant en droit chez son père, Benjamin Franklin Newton, qui l’encourage dans sa vocation littéraire. Cette amitié, qui la pousse à écrire de la poésie, est la première d’une longue série. Elle entretient diverses correspondances prolifiques, lesquelles nourrissent son talent et son esprit critique. Cette situation n’a rien d’inédit. En ce temps, la littérature est vue comme une affaire d’hommes, qui sont les seuls à être vraiment reconnus comme des artistes, des intellectuels. La place des femmes dans l’art, dans la littérature en l’occurrence, est presque inexistante. Ou, devrait-on dire, celle-ci est monopolisée et leur production invisibilisée. Au XIXe siècle, une importante portion de la littérature produite par les femmes est épistolaire, limitée au privé. La correspondance d’Emily Dickinson la plus notable se fait avec Susan Gilbert, sa future belle-sœur. C’est principalement à celle-ci qu’elle envoie des poèmes.

C’est à partir de 1958 qu’Emily se dédie intensément à sa poésie. À l’âge de 35 ans, elle a écrit plus de 1 100 poèmes traitant de sujets aussi divers que la douleur, la joie, l’amour, la nature, l’art. La forme de sa poésie est singulière, tant dans le rythme que dans les rimes. Quelques-unes de ses productions sont imprimées dans le Springfield Republican de Samuel Bowles, avec qui Emily s’est liée d’amitié. Les poèmes sont publiés anonymement et sont généralement modifiés, notamment pour recourir à une ponctuation plus classique. Sa poésie est en effet peu conventionnelle. Elle ne titre pas ses textes, privilégie les vers courts et les tirets comme principale ponctuation. Elle casse les rythmes et, d’une certaine manière, en allant droit au but, évite le sentimentalisme. La poétesse touche au cœur en choisissant avec raffinement les mots qu’elle utilise, ne fait pas de phrases à rallonge – trop souvent confondues avec du lyrisme. Sa plume est concise et ne laisse pas le temps de se perdre. Emily Dickinson fait à travers sa poésie le portrait d’un quotidien qui peut être aussi doux et joli que violent et triste.

Parallèlement à cette activité d’écriture, la femme de lettres se retire petit à petit de la vie sociale. Elle sort peu et évite de rencontrer les gens en face à face. Sa réclusion volontaire est uniquement physique, puisqu’elle alimente tout de même ses nombreuses correspondances. Elle reçoit quelques visiteurs-ses, soigneusement choisi-e-s, par exemple le critique littéraire Thomas Wentworth Higginson ou encore la poétesse Helen Hunt Jackson, qui l’encourage à publier. En 1877, âgée de 47 ans, Emily vit une relation amoureuse avec le juge Otis Phillips Lord. Un mariage est envisagé, mais n’a finalement pas lieu. Cette attitude d’isolement, selon certain-es, a une origine médicale, tel un trouble anxieux. Pour d’autres, il s’agit d’un choix conscient. Mais quoi qu’il en soit, la poétesse fait fi des conventions sociales et place l’écriture avant le reste. Sa façon d’être et de vivre ne l’empêche pas de ressentir, d’expérimenter et de créer. À mesure que le temps passe, la poésie devient son mode de vie.

Vers la fin, l’intellectuelle voit sa santé se dégrader avec les années. Au terme d’une longue maladie, elle meurt le 15 mai 1886, à l’âge de 56 ans, à Amherst. Après sa mort, sa sœur Lavinia tient la promesse qu’elle lui avait faite durant ses dernières années et brûle une large partie de sa correspondance. Mais elle trouve aussi des livrets contenant près de 1 800 poèmes, dont elle ignorait jusque là l’existence. Elle décide de les faire connaître, mais des querelles familiales empêchent la publication des œuvres complètes d’Emily. Un premier volume est édité en 1890 par Mabel Loomis Todd et Thomas Wentworth Higginson. Les poèmes sélectionnés sont altérés pour répondre aux standards de l’époque. Ce n’est qu’en 1955 que les œuvres complètes d’Emily Dickinson sont publiées dans leur version quasiment originale, par Thomas Johnson. Une nouvelle édition de 1998, par Ralph W. Franklin, comporte l’ensemble des poèmes, sous leur forme initiale, qu’il s’agisse de l’orthographe, de la ponctuation ou de la capitalisation. L’œuvre de cette femme fascinante continue aujourd’hui d’être publiée, traduite, lue, critiquée et aimée.

Durant son existence, Emily Dickinson n’a pas connu le succès. Moins de dix de ses poèmes ont été publiés de son vivant. Elle était solitaire et isolée, n’a pas souhaité s’ouvrir au monde. Ou plutôt, sans doute a-t-elle souhaité ne pas se conformer aux attentes de la société, aux normes littéraires ou à un groupe social. Au vu de la réalité de l’époque et des possibilités limitées dont bénéficiaient alors les femmes, ce choix était peut-être contraint. Mais sa liberté à elle était intime, intellectuelle.

Aujourd’hui, Emily Dickinson est reconnue comme la plus grande poétesse de son temps. Elle inspire de nombreux-ses artistes. Sa force, c’est tant son style novateur que ses thèmes quasi universels. Elle parle du et au monde qui l’entoure, décrit avec détail la vie qui bout à l’intérieur de chacun-e d’entre nous. Par ses écrits, la précision de sa verve et son talent sans pareil, son œuvre persiste. Emily Dickinson, sans le savoir, était porteuse d’un message essentiel : la poésie est pour toutes et tous. Prends ce livre et dévore-le.

Tu as envie de découvrir la vie d’Emily Dickinson en musique ? Alors, écoute notre playlist littéraire consacrée à l’autrice.


* Nous nous accoutumons à l’obscurité
Quand on éloigne la lumière ;
Si la voisine tient la lampe
Pour nous dire au revoir,

Pendant un moment nos pas sont incertains
À cause de la nouveauté de la nuit,
Puis nous adaptons notre vue à l’obscurité
Et marchons droit au-devant de la route !

Il en est de même des ténèbres plus sombres,
Ces nuits du cerveau
Où pas une lune ne montre un signe,
Où pas une étoile ne luit en notre for intérieur.

Les plus braves tâtonnent un peu
Et parfois cognent contre un arbre
Directement sur le front ;
Puis ils apprennent à voir.

C’est que l’obscurité change
Ou bien quelque chose dans la vue
S’adapte à minuit,
Et la vie avance presque tout droit.

Emily Dickinson : Poèmes choisis, traduction par Pierre Messiaen, éditions Montaigne, 1956, p.187