Alors que The L Word: Generation Q, le reboot du show emblématique, vient d’être annoncé pour l’automne, Jade revient sur la représentation des lesbiennes dans les séries télévisées américaines. Le but ? Comprendre les problématiques auxquelles nous sommes encore confronté-e-s aujourd’hui, voir le chemin parcouru et celui qu’il reste à faire pour améliorer les choses.

 

30 avril 1997. À la télévision, dans un épisode de sa sitcomEllen DeGeneres prononce les mots les plus déterminants de sa carrière : « I’m gay. » Si « The Puppy Episode » est un succès d’audience, sa diffusion est accompagnée de protestations de la part de groupes religieux auprès de la chaîne qui l’a programmé. ABC croule sous les plaintes. Certains de ses gros sponsors et annonceurs ne veulent plus y être affiliés, et avant chaque épisode, un avertissement est mis en place, expliquant que certains des thèmes sont susceptibles d’êtres « inappropriés » pour les enfants. Résultat : une grande partie du public déserte, la série étant devenue « trop gay »¹ aux yeux de certain-e-s, et Ellen est annulée en 1998.

“The Puppy Episode”, Ellen, 1997. © ABC

Commencer par cet événement est important, puisqu’Ellen est représentative de l’un des types de production les plus consommées : les sitcoms, genre suprême à la télévision américaine. Elles touchent aujourd’hui un large public international et, de fait, une bonne représentation des personnes marginalisées est capitale. Pouvoir suivre le parcours (sexuel ou non) d’une femme lesbienne – ou de personnages LGBTQ+ de manière générale – peut, d’une part, avoir un effet extrêmement positif sur les concerné-e-s et, d’autre part, participer à la banalisation de l’homosexualité auprès des téléspectateurs-rices hétérosexuel-le-s. Sortir des clichés sur le petit écran, c’est en somme faire changer les mentalités.

 

Où sont donc les lesbiennes ?

Le premier constat à faire est celui de l’invisibilisation. Il n’y a qu’à se pencher sur les quelques chiffres récents mis à notre disposition. Le compte-rendu sur la saison 2017-2018 de l’association GLAAD, « Where We Are On TV », dénombrant les minorités présentes dans les séries en primetime aux États-Unis, montrait que pour les networks², 86 personnages réguliers et récurrents étaient LGBTQ+ sur 90, le plus gros pourcentage jusqu’alors observé par GLAAD. Concrètement, sur l’ensemble, 21 étaient des lesbiennes. Ce qui signifie que 2,3 % des personnages étaient des femmes homosexuelles – le pourcentage étant encore plus réduit pour les femmes homosexuelles racisées. Évidemment, ces chiffres ne sont pas représentatifs de la qualité des profils proposés, mais ils en disent beaucoup sur le manque concret de représentation. Précisons que le temps de présence ou le nombre de répliques des protagonistes ne sont pas pris en compte dans l’étude de GLAAD. Des éléments d’analyse qui sont pourtant loin d’être négligeables.

Certain-e-s pourraient penser qu’un pourcentage de lesbiennes si bas est une juste illustration de la réalité. Mais une étude de 2016 a démontré que 4,4 % des Américaines étaient homosexuelles, soit le double de ce que l’on peut voir dans les séries. Alors, si ces dernières représentent un pan à ne pas négliger de la société états-unienne, pourquoi sont-elles si absentes de nos écrans ? Enfin, augmenter le nombre de personnages lesbiens à la télévision, en dépit des statistiques, n’est-il pas le moyen le plus efficace pour que leur invisibilisation cesse ?

Toujours selon le rapport de GLAAD évoqué précédemment, les gays sont deux fois plus présents que les lesbiennes dans les séries. Si Orange Is the New Black ou The L Word – véritables pionnières – nous viennent directement à l’esprit lorsqu’il est question de représentation des homosexuelles et des bisexuelles, le paysage télévisuel reste, dans une écrasante majorité, très masculin (et blanc).

The L Word, créée par Ilene Chaiken, 2004-2009. © Showtime

Des séries comme Queer as Folk ou Will & Grace, pour n’en citer que deux, se concentrent sur la représentation des hommes homosexuels. Dans la première, on dénombre deux lesbiennes, mais elles sont très vite reléguées au second plan et toujours présentées comme les méchantes donneuses de leçons. Quant à Will & Grace, qui compte pourtant plus de 280 épisodes, elle ne présente que quelques femmes homosexuelles, toujours très secondaires et se résumant en général à un trait d’humour sexiste visant à dresser les gays contre les lesbiennes. D’autres séries, comme Friends, les réduisent à de simples ressorts narratifs aidant à faire avancer l’intrigue d’un homme hétérosexuel, et en font la cible d’une bonne dose de blagues lesbophobes. Ces quelques exemples attestent d‘une chose : pendant longtemps – et encore parfois de nos jours –, il ne faisait pas bon être une femme qui aime les femmes à la télévision, et tout particulièrement sur les networks.

 

Qui raconte, et pour qui ?

La prévalence des personnages gays et l’intérêt scénaristique pour leurs histoires peuvent s’expliquer de plusieurs façons, mais il y a fortement à parier que la disparité à l’écran reflète celle qu’il y a en coulisses. Même si les choses changent doucement, il y a plus de chances que les équipes de production et d’écriture soient principalement constituées d’hommes. On peut donc supposer que si les scénaristes sont gays, ils puiseront dans leurs propres expériences, et que s’ils sont hétéros, ils pourront avoir en tête une réflexion économique, c’est-à-dire imaginer un protagoniste homosexuel dans la seule volonté de donner une image woke et inclusive à leur création. Certain-e-s pensent peut-être que je suis pessimiste, mais cela a été maintes fois illustré par diverses séries, jusqu’à établir des tropes toxiques comme le meilleur ami gay, lequel est certainement l’un des plus connus et est encore très utilisé. S’il y a la volonté de représenter une minorité, celle-ci s’accompagne encore souvent de l’idée qu’il faut plaire au plus grand nombre, sans faire de vagues. Pendant longtemps, l’inclusivité de nombreux programmes se réduisait donc à un homme blanc gay ultra stéréotypé. Si la stéréotypisation est un biais souvent utilisé dans les sitcoms pour faire rire le public, elle a eu des conséquences particulièrement désastreuses pour les gays dans la société.

Will et Grace, créée par David Kohan et Max Mutchnick, depuis 1998. © NBC

Alors évidemment, ce manque de complexité concernant les personnages LGBTQ+ en général est regrettable, et changer le procédé de validation des projets, d’écriture, de réalisation, etc., prend du temps. Tout particulièrement quand on constate que les a priori des financiers sur les attentes du public déterminent depuis longtemps le contenu télévisuel. En prenant un peu de recul, si l’on compare le nombre de séries mettant en scène des gays et celles mettant en scène des lesbiennes, il y a fort à supposer que les décisionnaires partent souvent du principe que ces dernières génèrent un moindre intérêt. Qui, à part les concernées, pourrait donc bien s’intéresser à des histoires de femmes homosexuelles ? Selon eux, ces récits ne seraient pas rentables et sont donc très rapidement mis de côté. Pour autant, le lesbianisme suscite parfois un intérêt. Mais uniquement quand sa visibilisation est susceptible de plaire aux hommes hétéros. C’est ainsi que l’on se retrouve très régulièrement avec deux personnages féminins hétéros venant directement jouer sur la corde de la sexualité, dans l’optique d’attirer ce public.

Conclusion : l’homosexualité féminine est acceptable dans les fictions si les hommes hétéros trouvent cela cool ou excitant. Il n’est question ici que d’hypersexualisation et d’objectification. À la télévision, trop souvent encore, les femmes lesbiennes ne peuvent exister par et pour elles-mêmes.

 

Des outils narratifs contre les lesbiennes

Poussant le vice encore plus loin, certaines séries jouent sur l’ambiguïté d’une relation entre deux femmes. Les scénaristes (et/ou producteurs-rices) y font des allusions à une potentielle homosexualité (ou bisexualité) pour donner envie aux personnes concernées de regarder la série, et finalement nier ou réfuter plus tard cette possibilité. Cette stratégie marketing s’appelle du queerbaiting. Pouvant être traduite par « appât à queer », cette méthode tend la carotte de la représentation pour en fait donner un bon coup de bâton. Elle est utilisée dans bon nombre de shows, tels que Rizzoli & Isles, Once Upon A Time ou encore Supernatural. Le queerbaiting est bien ancré dans un système profondément sexiste et homophobe, mais peut-être pas autant que le fait de tuer régulièrement les lesbiennes à l’écran.

Rizzoli & Isles, créée par Janet Tamaro, 2010-2016. © TNT

L’outil narratif (ou trope) Bury your gays (littéralement « Enterre tes gays ») est en effet une autre pratique tout aussi problématique. À la télévision, ce concept remonte à 1976, dans un épisode du soap opera Executive Suite, dans lequel le personnage de Julie se faisait écraser par un camion en essayant de rattraper la femme à qui elle venait de déclarer son amour. Des personnages de fiction meurent tout le temps sans qu’il n’y ait d’intention malveillante de la part des scénaristes, mais le taux de lesbiennes mourant à l’écran est largement supérieur aux autres.

L’un des exemples les plus notables est la mort de Lexa dans The 100, qui a indigné les fans. Leur colère est à l’origine de projets tels que la ClexaCon ou LGBT Fans Deserve Better et a relancé le débat sur la question du trope Bury your gays. Selon Eve Ng, professeure d’arts et media de l’université d’Ohio, ce dernier est contextuel. Si un personnage hétérosexuel meurt dans une série, il y en aura toujours un autre. Alors que si une lesbienne meurt, il y a de très grandes chances qu’il n’en reste plus aucune. Même si ce choix narratif fait avancer l’histoire, il faut penser à ses implications quant à la question de la représentation, souligne Eve Ng.

Selon moi, il est d’ailleurs très probable que l’apparente facilité à choisir la mort d’une lesbienne plutôt qu’une autre provienne d’une lesbophobie ordinaire intériorisée. Qu’il soit conscient ou non, le message transmis est extrêmement négatif et violent, et l’impact sur les femmes qui se voyaient et se sentaient représentées par ce personnage est d’autant plus fort. Voilà pourquoi il nous faut impérativement prendre en compte ces aspects. Ignorer délibérément les conséquences de l’utilisation d’un tel outil narratif, voire nier son existence, c’est simplement fermer les yeux sur la dangerosité de son message lesbophobe sous-jacent.

The 100, créée par Jason Rothenberg, depuis 2014. © The CW

Ces deux outils narratifs font plus que donner une mauvaise image des femmes lesbiennes. Ils sous-entendent qu’elles ne sont pas acceptables, ne sont pas de bonnes personnes, voire ne méritent pas de vivre. Certaines concernées peuvent alors y croire et se sentir illégitimes, ou pire. Les représentations sur le petit écran ont des conséquences jusque dans nos réalités. Et c’est à ce moment-là que l’on se rend compte de l’importance d’être bien représenté-e.

Par ailleurs, le besoin d’une représentation un tant soit peu correcte des lesbiennes et bisexuelles à la télévision est omniprésent parmi les concernées. À tel point qu’il n’est pas rare pour certaines d’aller chercher sur YouTube les passages relatifs à l’intrigue d’un personnage lesbien d’une série, aussi obscure soit-elle, qu’il s’agisse d’une telenovela mexicaine, comme Amar a muerte, ou d’un soap opera philippin, tel The Rich Man’s Daughter. Cependant, même si la protagoniste est vraiment lesbienne et qu’elle ne meurt pas, il est très probable que sa seule caractéristique soit son homosexualité.

Dans l’ensemble et sur le long terme, cela nous amène à un autre aspect de la représentation des femmes lesbiennes dans les séries : leur arc narratif se limite souvent uniquement à leur coming-out. Or, si montrer la difficulté de découvrir son identité, de l’accepter et de se faire accepter est évidemment important, cela ne devrait pas constituer la seule caractéristique d’un personnage.

 

Un espoir de progrès à l’ère de la Peak TV ?

Malgré ces constats accablants, tout n’est pas perdu. Le tout dernier compte-rendu de GLAAD, « Where We Are On TV », dénombre 28 lesbiennes pour 113 personnages LGBTQ+ dans les séries des chaînes non câblées américaines. Sur la totalité des programmes anglophones (incluant les plates-formes de streaming), le site Autostraddle a compté 230 personnages féminins queer, dont 116 lesbiennes. Quant au nombre de morts de femmes homosexuelles à l’écran, il est en baisse : seulement sept, contre 26 en 2016. En revanche, six d’entre elles étaient des femmes racisées.

Grey’s Anatomy, créée par Shonda Rhimes, depuis 2005. © ABC

Au-delà des chiffres, la façon dont les lesbiennes sont traitées à l’écran évolue assez positivement. Des progrès sont faits. La plupart des représentations des lesbiennes et bisexuelles vont maintenant au-delà des stéréotypes. Avec la Peak TV, elles sont de plus en plus souvent écrites comme de vrais personnages pluridimensionnels, tout en ne niant pas les épreuves propres à l’expression de leur sexualité. Un show reconnu pour sa représentation réaliste et positive ainsi que pour la visibilité qu’il donne aux femmes queer est Grey’s Anatomy. On peut aussi noter des séries plus récentes – certaines écrites et/ou produites par des concernées –, telles que The Fosters, Black Lightning, Boomerang, Brooklyn Nine-Nine, The Bold Type, Crazy Ex-GirlfriendGentleman Jack, Jane The Virgin, Killing Eve, Runaways, She-Ra et les Princesses au pouvoir, One Day at A Time, Euphoria, Pose, ou bientôt, on y revient, The L Word: Generation Q.

Aucune étude n’est nécessaire pour savoir que les femmes lesbiennes et bisexuelles sont à l’intersection de deux identités au minimum (plus, si elles sont racisées et/ou handicapées), et donc toujours extrêmement discriminées. Les médias et les créations télévisuelles ont encore du chemin à faire pour proposer des représentations à la hauteur de nos vies. Heureusement, bien qu’il soit usé par un sexisme et une homophobie bien enracinés, ce chemin est de plus en plus emprunté, et par les bonnes personnes. Peu à peu, il est redéfini pour le meilleur.

 


¹Ellen: The Real Story of Ellen DeGeneres, Kathleen Tracy, Pinnacle, 2015.

²Les networks sont les six chaînes historiques de la télévision américaine diffusées sur des réseaux nationaux privés, à savoir ABC, CBS et NBC (lancées dans les années 1930-1940), ainsi que Fox, UPN et The WB (datant des années 1980-1990). À côté de cela, les spectateurs-rices peuvent également avoir accès à la télévision par câble et satellite, dont les chaînes diffusent quantité de séries. Enfin, dans une autre catégorie, on retrouve les services de streaming, à l’instar de Netflix, Hulu ou Amazon Prime.


Image de une : Gentleman Jack, créée par Sally Wainwright, 2019. © HBO/BBC One