Dans le cadre du Festisol, dont le thème cette année concerne les enfants et leurs droits, nous te proposons des textes sur l’enfance. Certains sont moins drôles que d’autres. Dans cette tribune sur ses souvenirs, Raphaëla raconte la mort de sa mère et le deuil impossible. La question qu’elle se pose est peut-être la plus difficile qui soit : pourquoi ne parle-t-on pas de la mort aux enfants ?
Cette année, Deuxième Page est partenaire média du Festisol. À l’occasion de cet événement qui met en avant les droits des enfants, nous te proposons une série d’articles en lien avec la jeunesse, entre souvenirs et recommandations culturelles. Parce que le droit aux loisirs et la participation à la vie culturelle et artistique sont des éléments nécessaires au développement de l’épanouissement et du libre arbitre des jeunes.
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance.
Ah, tu ne t’y attendais pas, hein ? Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Est-ce que c’est parce qu’ils sont tous indicibles et inaudibles que je les ai oubliés ? De mes 3 à mes 10 ans, je ne suis traversée que d’images floues, de bribes insaisissables qui se dérobent sous ma main. Impossible alors de les empoigner sans me concentrer longuement. Les yeux fermés, le dos droit, je remonte le fil de ma mémoire. Il faut d’abord agripper un brin, le coin presque arraché d’un souvenir et alors, peut-être que si c’est le bon jour, l’image se révèle. Mais le plus souvent, inextricablement, me voilà ce 17 décembre 2007.
J’ai 13 ans. Ma mère est morte. C’est ce qu’ils et elles disent tou-te-s. Il n’y a pas d’âge pour enterrer ses parents mais j’ai toujours cru qu’avant, disons, ses 20 ans, aucun-e enfant ne devrait se tenir au milieu d’une oraison funèbre. Pourtant, je m’y tiens bien, tout de noir vêtue. Je ne sais même pas ce que ça veut dire, après tout. Nous ne savons pas parler de la mort aux enfants. Elle se tient là, forte du tranchant de ses barres droites. Parce qu’elle est inconnue, imagée et fantasmée, elle m’a prise de toute part et m’a soulevée du sol, loin de la réalité. De ses grandes lettres, elle m’a transpercée. Et ce vocabulaire qui ne signifie rien m’a volé toutes ces années de deuil. « Elle est partie », « Elle est là-bas », « Non, ne t’inquiète pas, elle n’a pas souffert », « Oh, elle est mieux ailleurs qu’ici ». Tout un tas de mots pour ne pas dire : ta mère est morte, la machine de son corps s’est éteinte ce lundi matin, alors que tu menais ta vie de collégienne ; son cœur ne battra plus, elle ne sourira plus et tout ce que tu accompliras désormais dans ta vie portera l’ombre de l’absence. Tu ne lui as pas dit au revoir, parce qu’on ne prévoit pas la mort de nos proches. On regarde les jours passer, et les gens sont toujours là. Ils se tiennent debout, la main sur notre épaule pendant que le temps file.
Alors, je n’ai pas de souvenirs d’enfance, car ce qui se révèle être l’une des images les plus vivaces de mon passé est un débris, le dernier avant la plongée vers l’âge adulte. Pourquoi maintient-on les enfants dans l’ignorance de la mort et du deuil ? Pourquoi les bercer de ces belles majuscules, métaphores et allégories quand la réalité est si froide ? Si froide. La réalité, c’est un rire que l’on n’entend plus jamais. Une présence qui disparaît. À 13 ans, je crois encore « qu’elle est fière de moi, de là où elle est ». C’est faux. Elle n’est pas fière, elle n’est nulle part et partout, car quelques jours après Noël, nous avons pris la voiture, nous avons conduit jusqu’à l’océan et nous y avons vidé la poussière de ma mère. Il ne restait plus rien d’elle, que les souvenirs et les yeux brûlés par le sel. De mes 13 à mes 17 ans, je me suis convaincue que ce trou dans ma vie n’était pas la mort de ma mère, mais une absence. Je n’y ai pas pensé, à vrai dire. L’enfant s’est prise seule par la main et a avancé, parce qu’après tout, derrière elle, il n’y avait plus rien à regarder. Pendant cinq ans, ma mère n’était pas morte. Elle n’était simplement pas là.
Alors, je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Mais un matin, âgée de 17 ans, je me suis réveillée, et ma mère était morte. C’est l’incendie qui a irradié en moi. Ma mère était morte, et je n’avais pas cueilli les souvenirs à temps. Si l’on m’avait parlé de deuil et de reconstruction, j’aurais peut-être encore, tout contre moi, les souvenirs de ma mère. Au lieu de cela, à 17 ans, j’ai appris que je ne la reverrais jamais. Que tout était fini.
Mes souvenirs d’enfance, c’est le silence.