Le 6 novembre 2019, c’était la deuxième rencontre IRL de notre club de lecture ! Cielle a rencontré sept lecteurs-rices de Deuxième Page pour discuter de L’Hibiscus pourpre, le premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Même si le livre n’a pas fait l’unanimité, il a nourri des échanges très denses et intéressants sur les nombreuses thématiques qu’il porte. Cielle te raconte ici ce qu’il s’y est dit.

 

L’Hibiscus pourpre raconte l’histoire de Kambili, une jeune fille élevée dans une famille nigériane aisée, religieuse et stricte, où le père mène son monde à la baguette et impose sa violence. Quand elle et Jaja, son frère aîné, sont contraint-e-s de quitter leurs parents, c’est la révélation : une autre sorte de foyer existe. Ce changement radical pousse l’adolescente à s’interroger et à remettre en question son éducation.

Ce roman singulier n’a pas été du goût de tout le monde. Entre l’enthousiasme d’une partie de la tablée et les avis mitigés de l’autre, nous avons pu confronter nos points de vue et décortiquer l’ouvrage de manière assez poussée, ne laissant de côté aucun de ses aspects.

 

Une narration lente et descriptive qui divise

Dans L’Hibiscus pourpre, Chimamanda Ngozi Adichie a fait le choix d’une narratrice interne. Dès les premières lignes du récit, nous entrons dans la tête de Kambili, adolescente timide et en souffrance, et nous ne la quittons plus de tout l’ouvrage. Ce choix narratif nous permet de découvrir l’histoire en même temps que l’héroïne et d’avancer à son rythme, de ressentir ce qu’elle ressent et de ne voir que ce qu’elle perçoit (même si notre âge et notre expérience font que nous comprenons certaines choses avant elle).

Le récit traîne parfois en longueur, ce qui a déplu à certain-e-s d’entre nous. Il donne l’impression de ne pas avancer, sauf à la fin, avec une résolution inattendue et bien trop rapide. C’est un premier point de désaccord entre nous, entre les personnes qui ont réussi à se plonger dans le roman et les autres, qui sont sont passées à côté, lisant sans entrer dedans.

La présence de nombreuses descriptions n’a d’ailleurs pas aidé. Si elles sont très intéressantes puisqu’elles permettent de découvrir le Nigéria, entre paysages, culture et traditions, elles ne s’intègrent pas très bien au récit. Ce dernier est en effet celui d’une adolescente nigériane, et il est étonnant de trouver dans ses mots des descriptions très pédagogiques, qui semblent destinées à des étrangers-ères. Certaines d’entre elles ont du sens, de même que l’utilisation de nombreux mots en ibo ou dans d’autres dialectes utilisés dans le pays, qui n’ont pas été traduits. Mais d’autres nous éjectent du roman et nous déconnectent de Kambili.

 

Un récit intime et douloureux sur la difficulté de se construire

Malgré nos divergences, nous avons longuement échangé sur les différentes thématiques de l’ouvrage. C’est probablement la force de L’Hibiscus pourpre : nous amener à réfléchir sur des sujets aussi importants que les violences familiales, la recherche de son identité et la construction de soi, les oppositions culturelles dans la société mais aussi au sein d’une même famille. Il s’agit là de sujets sociétaux traités à un niveau intime, ce qui permet d’en faire une illustration concrète sans pour autant remettre en question leur caractère systémique.

Kambili, sa mère et son frère subissent les violences d’Eugène, père et mari extrêmement religieux, socialement reconnu comme un homme bon et généreux, courageux, qui s’oppose au gouvernement et ne se laisse pas corrompre. Un modèle pour celles et ceux qui le connaissent et pour Kambili, qui l’idolâtre malgré les violences physiques et psychologiques qu’il lui fait subir. Eugène leur impose un mode de vie très strict, basé sur la religion et le contrôle. Les deux enfants doivent suivre un emploi du temps millimétré, qui définit les temps d’étude, de prière et de bavardages. Hors de ces moments-là, Kambili et son frère Jaja ne peuvent pas vraiment échanger. Et c’est aussi ce qui empêche l’adolescente de sociabiliser avec ses camarades de classe, car entre la fin des cours et son retour à la maison, il ne peut pas s’écouler plus de quelques minutes, au risque d’être punie. L’emploi du temps est un élément qui nous a marqué-e-s, de même que les chapelets devant être récités lors des trajets en voiture. L’autre passage qui nous a bouleversé-e-s est celui lors duquel Kambili rompt le jeûne eucharistique parce qu’elle prend un médicament pour soulager ses douleurs de règles et qu’il doit être ingéré en mangeant. Sa mère et Jaja, complices, la couvrent. Malheureusement, Eugène les surprend et les bat.

Il y a un mécanisme d’emprise très bien décrit au fil des pages. Il est évident que Kambili voit en son père un héros et qu’elle excuse ses comportements, d’autant plus qu’il leur demande pardon et leur assure ensuite qu’il ne veut que leur bien. Pour nous, lectrices et lecteurs, le père est un personnage menaçant, à plus forte raison parce que tout est décrit du point de vue d’une enfant, qui semble considérer que la situation est tout à fait normale (puisque c’est tout ce qu’elle connaît). Cela rend le récit d’autant plus violent. Son père a beau lui inspirer de la peur, il lui inspire aussi l’amour, ce qui est difficile à comprendre de l’extérieur et que l’autrice tente de nous raconter en nous mettant à la place de l’adolescente.

Sa rencontre avec sa tante, sa cousine et ses cousins la fait changer et la rend un peu plus lucide, sans qu’elle ne parvienne toutefois à se défaire complètement des sentiments qu’elle éprouve pour son père. Sentiments ambivalents qui sont parfaitement retranscrits à l’avant-dernière page de l’ouvrage :

Dans mes cauchemars, [le silence] se mêle à la honte, au chagrin et à tant d’autres choses que je ne peux pas nommer, formant des langues de feu bleues qui flottent au-dessus de ma tête, comme à la Pentecôte, jusqu’au moment où je me réveille en nage, en hurlant. Je n’ai pas dit à Jaja que j’offre des messes pour Papa tous les dimanches, que je veux le voir dans mes rêves, que je le veux si fort que je fabrique parfois moi-même mes rêves, quand je suis entre la veille et le sommeil : je vois Papa, il tend les bras pour m’embrasser, je tends les bras aussi mais nos corps n’arrivent jamais à se toucher avant que quelque chose me fasse sursauter, et je me rends compte que je ne peux même pas contrôler les rêves que je me fabrique.

En filigrane, tout au long du livre et jusqu’à son dénouement inattendu, nous assistons aussi à l’impuissance puis à la révolte de la mère de Kambili, de même qu’à l’évolution de son frère qui décide de ne plus accepter de se soumettre. Kambili, elle, est sûrement celle qui se débat le moins. Dans le contexte actuel où l’on parle – enfin – de plus en plus des féminicides et des violences faites aux femmes, cet ouvrage prend une portée particulière.

Outre les violences familiales, le roman se saisit de sujets tout aussi délicats et importants. Kambili a tendance à accepter les propos de son père comme des vérités générales. Ce dernier a lui-même coupé les ponts avec son propre père, qui avait refusé de se convertir au christianisme et de fait est considéré comme un païen. Eugène refuse en conséquence que ses enfants voient leur grand-père plus de quinze minutes par an (pendant les vacances) et leur interdit de manger ou de boire quoi que ce soit chez lui. Ce désaccord religieux n’est qu’un exemple de l’opposition culturelle qui existe entre Eugène et son père, mais aussi entre Eugène et sa sœur : entre les traditions et la nouveauté, et entre les classes sociales. Par exemple, Eugène tient à ce que sa famille parle en anglais, et non pas en ibo.

Lorsque Kambili et Jaja vont séjourner chez leur tante Ifeoma, elle et il découvrent un autre monde : moins de richesses et plus de libertés. Coincé-e-s entre les ordres de leur père et la vie qui les attend, elle et il doivent s’adapter à un autre mode de fonctionnement, à des dîners où l’on peut discuter et débattre, à l’humour et aux revendications. Bien loin du silence de leur foyer, Jaja mais surtout Kambili doivent apprendre à s’exprimer. C’est très difficile pour la jeune fille, qui n’a jamais pu le faire jusque là et se sent désemparée face à sa cousine Amaka, qui représente ce qu’elle aurait pu être si elle avait grandi autrement. Amaka a aussi une relation très douce et profonde avec son grand-père, ce que Kambili n’a jamais pu connaître. Lorsque celui-ci tombe malade, il vient vivre chez Ifeoma. Kambili et Jaja doivent donc cohabiter avec lui alors même que cela leur est interdit par leur père. Pendant tout le roman, Kambili est confrontée à deux mondes qui s’opposent, elle ne sait sur quel pied danser. Comment, dans ce contexte de violences et de discordances, se construire en tant que personne et que femme ?

Alors qu’elle commence à prendre confiance en elle, Kambili tombe amoureuse d’Amadi, un prêtre qui lui rend apparemment son affection, même s’il ne se passe rien de concret entre eux. Cette relation nous a beaucoup fait parler car elle est dérangeante : il est a priori beaucoup plus âgé que la jeune fille (même si son âge n’est jamais indiqué) et tout le monde plaisante sur leur histoire d’amour. Personne ne condamne donc la situation. Il nous a semblé que Kambili se détachait de son père pour se raccrocher à un autre homme, figure d’autorité. Au-delà de sa famille, c’est la seule personne qu’elle approche. Elle ne se fait pas d’ami-e-s dans le voisinage de sa tante, elle ne côtoie personne de son âge à part sa cousine et ses cousins. Les perspectives de la jeune fille sont restreintes. Mais c’est aussi à travers cette relation, qui est tout de même positive par rapport à ce qu’elle connaît, qu’elle se construit. Elle vit ses premiers émois d’adolescente, éprouve des sentiments jusque là inconnus. Elle se réinvente.

Malheureusement, le roman s’achève avant même que l’on ait pu prendre toute la mesure de la nouvelle Kambili : qui est-elle, que devient-elle ? Est-elle heureuse ? Le dernier chapitre nous donne quelques éléments de réponse. Elle semble plus déterminée, plus maîtresse de sa vie. Mais l’autrice n’a pas souhaité développer davantage. Quant aux autres personnages, ce que nous voyons de leur construction et de leur identité est ce que nous en dit Kambili. Les autres histoires apparaissent donc peu – et même pas assez – développées, ce qui est frustrant pour le lectorat. Nous avons notamment évoqué la décision d’Amaka de ne pas choisir un prénom américain pour sa communion et donc de ne pas communier. Il y a aussi des surprises et perturbations qui surviennent sans que nous ne les ayons vues venir. Pour certain-e-s d’entre nous, cela a été perçu comme trop rapide : pourquoi ce revirement soudain ? C’est toutefois en cohérence avec les choix narratifs de l’autrice. Celle-ci a mis Kambili au cœur de son récit pour nous parler, à travers différents personnages, de multiples sujets qui, même s’ils ne sont qu’effleurés, ont le mérite d’exister.

 

tl;dr : un premier roman engagé et représentatif de l’œuvre à venir de Chimamanda Ngozi Adichie

Avec L’Hibiscus pourpre, Chimamanda Ngozi Adichie a abordé de nombreuses thématiques au-delà de celles des violences patriarcales, de la culture et de la construction de soi. On pense notamment au colonialisme et à l’évangélisation par les missionnaires blanc-he-s, à la corruption, à la fuite des cerveaux à l’étranger, aux difficultés sociales et politiques du pays, aux conditions de vie et à la pauvreté, aux relations entre épouse et époux, aux rôles attribués aux femmes, à l’impunité des hommes puissants.

Et l’on voit déjà à travers l’ensemble de ces sujets l’engagement de l’autrice, qui s’affirmera de plus en plus dans ses prochaines œuvres. C’est aussi pour cela que L’Hibiscus pourpre n’a pas été à la hauteur des attentes de certain-e-s d’entre nous. Pour celles qui avaient déjà lu Americanah, ce premier roman apparaît un peu plus terne, moins fort et moins engagé. Il n’empêche qu’il est très représentatif de la manière dont l’autrice conte ses histoires, entre intimité et universalité, entre trajectoires personnelles et histoire avec un grand H, entre légèreté de ton et force des propos. Il y a déjà tout ce que l’on retrouvera ensuite dans L’Autre moitié du soleil, Americanah ou encore dans les essais et nouvelles de Chimamanda Ngozi Adichie.

Ainsi, ce premier roman nous a fait parler plus de deux heures, durant lesquelles nous avons donné notre avis, interprété certains passages, débattu de la relation entre Kambili et Amadi, essayé de définir la part de la religion dans le comportement du père, compati au destin de l’adolescente, éprouvé de la peur et du dégoût mais aussi de la tendresse et de l’étonnement. Nous avons clairement revécu le roman. L’Hibiscus pourpre nous aura au moins permis de confronter nos ressentis et de passer un très bon moment.

 

Les recommandations culturelles du club de lecture

Parce qu’on aime partager, voici tout ce qu’on s’est conseillé pendant notre rencontre. À découvrir dès que possible !

Livres

  • Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, Jeanette Winterson, Éditions de l’Olivier, 2012

 

  • Les Féministes et le garçon arabe, Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé, Editions de l’Aube, 2004

 

  • Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie, Gallimard, 2015

 

  • Beloved, Toni Morrison, 10-18, 1987

 

  • The Hate U Give, Angie Thomas, Nathan, 2018

 

  • On the Come up, Angie Thomas, Balzer + Bray, 2019 (en anglais uniquement)

 

  • Everything’s Trash, But It’s Okay, Phoebe Robinson, Plume Books, 2018 (en anglais uniquement)

 

  • Well-read black girl, Glory Edim, Trapeze, 2018 (en anglais uniquement)

 

  • Une éducation, Tara Westover, J.-C. Lattès, 2019

 

  • Bad feminist, Roxane Gay, Denoël, 2018

 

  • Hunger, Roxane Gay, Denoël, 2019

 

 

  • Shrill: Notes from a loud woman, Lindy West, Hachette, 2016 (en anglais uniquement)

 

  • Devenir, Michelle Obama, Fayard, 2018

Séries

  • Unbelievable, Susannah Grant, 2019 (disponible sur netflix)

 

 

 

Théâtre

  • Les chatouilles ou la danse de la colère, une pièce d’Andréa Bescond, mise en scène par Eric Métayer et interprétée par Déborah Moreau, en tournée en 2019-2020.

 


Merci à Diane, Inès, Justine, Laetitia, Manon, Sanusi et Sarah pour leur présence et pour avoir si bien décortiqué cet ouvrage. Et merci à Aujourd’hui Demain qui nous a reçu-e-s une nouvelle fois, c’est toujours un plaisir de venir chez vous.