Knives and Skin, premier long-métrage de la réalisatrice et scénariste américaine Jennifer Reeder, est sorti en salle ce 20 novembre. Habituée des courts-métrages et du do it yourself, elle signe un film féministe sur fond de meurtre et de disparition adolescente. La sororité et la lutte sont au cœur de ce récit d’apprentissage, riche d’une lecture dense. Rencontre avec une femme engagée, arrivée par la plus petite des portes et bien déterminée à changer le milieu du cinéma.

 

Knives and Skin s’ouvre sur le meurtre de Carolyn Harper. C’est un peu votre Laura Palmer, non (la jeune femme assassinée au début de la série Twin Peaks, ndlr) ?

Carolyn Harper partage des similitudes avec Laura Palmer, c’est certain. Mais elle incarne davantage toutes les femmes mortes dans le septième art. Elle représente aussi toutes celles qui ont disparu et qui ont été oubliées, que ce soit au cinéma ou dans la vie quotidienne. C’est d’ailleurs paradoxal car, d’une part, nous effaçons facilement ces femmes de nos esprits et de la société et, d’autre part, nous sommes fasciné-e-s par ces disparitions et ces meurtres. Notre rapport aux disparues oscille entre fascination et répulsion.

Je voulais que Carolyn soit plus que Laura, qu’elle ait de la volonté et de l’humanité, qu’elle ne soit pas seulement un corps. C’est pourquoi elle est à la fois une fantôme et une zombie, qui se transporte littéralement dans la ville. C’était également important pour moi de présenter des flashbacks la montrant vivante, qu’on puisse la voir à travers les yeux des habitant-e-s, de ses camarades, et leurs souvenirs. Et elle reste présente, puisqu’elle grave, dans la scène d’ouverture, ses initiales sur le front de son petit ami qui va la tuer. Cette plaie qui ne se referme jamais est centrale pour la structure du film.

 

Je suis interpellée, comme vous, par ce que la mort des femmes dit de la société, laquelle les opprime et les néglige. 

C’est en effet lié. Les disparitions et les meurtres dont sont victimes les femmes attestent d’une grande violence, laquelle est souvent directement reliée à une oppression patriarcale, culturelle ou religieuse. Il s’agit pour ce système de s’assurer que les filles et les femmes aient des limites. Cette violence qu’elles subissent ne peut pas être plus clairement démontrée que dans l’ouverture de Knives and Skin. On doit absolument mieux les traiter à l’écran.

Knives and Skin, réalisé par Jennifer Reeder, 2019. © UFO Distribution

 

Vous êtes très directe dans l’écriture de vos personnages féminins ; ces adolescentes sont pourvues d’une répartie crue et sarcastique. Incarnent-elles une sorte de revanche sur votre propre adolescence ?

Évidemment, j’ai écrit ce film pour moi. Le passage où le professeur remplaçant fait des avances à la jeune élève est directement tiré de mon expérience personnelle. J’avais 16 ans, et j’étais si naïve ! Il m’avait écrit un poème intime et érotique, et avait téléphoné chez moi pour savoir ce que j’en avais pensé. J’étais perdue. Il ne s’est rien passé entre nous, mais j’y ai repensé avec ma vision d’adulte et j’ai pu digérer cet épisode invraisemblable, qui n’est plus traumatique désormais.

Malheureusement, ce type de situation parle à beaucoup de jeunes filles. Je donne à mes films des enjeux de justice sociale. Ils restent divertissants, mais sont porteurs de messages qui me tiennent à cœur. J’écris donc mes héroïnes à l’image de celle que j’aurais aimé être à leur âge : une adolescente avec de la répartie, de l’humour, du cynisme, et surtout un esprit critique face au monde extérieur. Je m’assure d’ailleurs qu’elles observent leur environnement avec un œil aiguisé. Elles sont plus sûres et maîtresses d’elles-mêmes que moi à 14 ans.

Les actrices que j’ai choisies avaient toutes au moins 19 ans au moment du tournage, et même si leur âge leur conférait une certaine confiance, elles m’ont avoué qu’elles auraient aimé être aussi sûres d’elles à cette période de leur vie. Réaliser un long-métrage sur des adolescentes était essentiel : je veux montrer que ce sont des personnes à part entière, surtout lorsqu’elles se confrontent à des adultes qui n’ont ni le temps ni l’envie de pleinement les considérer.

 

Les voyez-vous comme des sorcières, dont la figure est très utilisée et discutée ces dernières années ?

Complètement. Elles sont magiques et possèdent ce langage secret de l’adolescence. Notre culture est tellement obsédée par la jeunesse et sa valorisation… Surtout lorsqu’il s’agit du corps des femmes. Nous les drainons de leurs pouvoirs intérieurs, nous sommes de vrai-e-s vampires. Je voulais que mon film suinte le girl power, qu’il soit baigné de magenta et de violet, des couleurs que l’on peut se réapproprier en tant que femmes.

Knives and Skin, réalisé par Jennifer Reeder, 2019. © UFO Distribution

 

Dans les scènes de chorale, vous créez des espaces dédiés à la sororité. Pourquoi communiquer par le chant ?

L’amitié est une stratégie de survie, peu utilisée dans les représentations féminines à la télévision ou au cinéma. Je crois profondément en la sororité, je la vis. Ma mère, ma sœur, mes amies et mes collaboratrices sont mes rocs. Il y a réellement du pouvoir dans la solidarité entre femmes, et Knives and Skin s’inscrit là-dedans. La chorale est une forme de communion verbale, une assemblée de sorcières dans laquelle on se montre que l’on se soutient et que, malgré nos différences, nous sommes en harmonie.

« Our Lips Are Sealed » (une reprise à capella de la chanson du groupe The Go-Go’s, sortie en 1981, ndlr) est au fond très triste : c’est un hymne mélancolique dans lequel elles se promettent de se protéger mutuellement et de se serrer les coudes, car personne n’en a rien à faire de leur sort.

 

Vos personnages sont particulièrement authentiques, comparés à ceux de la production actuelle. Je pense par exemple aux séries conçues pour un public adolescent et jeune adulte, comme la très populaire et rocambolesque Riverdale.

C’est drôle que tu me donnes cet exemple, car on m’a déjà approchée pour en réaliser des épisodes. Finalement, ça n’a pas fonctionné car je voulais tout réécrire ! Pour te répondre, je pense que de nombreux-ses scénaristes sur ce type de productions ne s’intéressent pas du tout, ou pas assez, aux adolescent-e-s. Je sais quelle est la cible des producteurs-rices, mais je me demande s’il y a vraiment des jeunes, et surtout des filles, qui se reconnaissent dans ces scénarios. Heureusement, il y a quelques alternatives, comme Black-ish, qui est une série extrêmement intéressante. J’aime beaucoup Yara Shahidi (qui y incarne la fille aînée de la famille, ndlr) et ses engagements militants. Sa carrière décolle, et c’est agréable qu’on lui ait confié le rôle principal dans Grown-ish (spin-off de Black-ish, ndlr).

Knives and Skin, réalisé par Jennifer Reeder, 2019. © UFO Distribution

 

Dans Knives and Skin, vous vous appuyez sur une trame de teen movie avec une esthétique giallo (genre filmique italien des années 1970-1990 alliant policier, érotisme et horreur, ndlr). Pourtant, vous ne considérez pas faire du cinéma de genre.

Pour l’instant, je flirte seulement avec le cinéma de genre, ce qui me permet par exemple d’utiliser le trope de la fille morte pour parler du consentement et des violences faite aux femmes. Mais je pense que mon prochain long sera pleinement un film de genre. Dernièrement, il y a de nombreux-ses cinéastes talentueux-ses qui l’ont investi avec succès, comme Ana Lily Amirpour et son A Girl Walks Home Alone at Night (2014). Elle a pris des risques : on y croise une vampire en hijab, le film est en noir et blanc, féministe, et a été tourné en persan. Jordan Peele avec, entre autres, Get Out (2017) et Us (2019) fait aussi un travail formidable à partir du genre de l’horreur et prouve aux studios qu’ils doivent revoir leur modèle de film à succès. On peut encore citer Jennifer Kent avec Mister Babadook (2014) et Julia Ducournau avec Grave (2016). Il faut faire confiance à des voix autres que celles des hommes blancs cisgenres. Le changement est là, mais qu’est-ce qu’il est lent !

 

Comment vous êtes-vous fait une place dans le genre du teen movie, majoritairement occupé par des hommes − le réalisateur le plus emblématique étant John Hughes −, avec votre approche féministe et do it yourself ?

J’ai commencé par réaliser beaucoup de courts-métrages au budget peu élevé. Je tournais vite, avec une petite équipe, et comme je m’autoproduisais, j’avais la liberté d’expérimenter sur beaucoup de formes et d’idées − lesquelles, pour certaines, se retrouvent dans Knives and Skin.

Quand on m’a proposé de produire ce dernier, j’ai accepté à la seule condition de disposer d’une liberté totale et du contrôle artistique. Le budget était relativement bas et j’avais acquis une petite réputation sur le circuit des festivals, donc les producteurs-rices ne m’ont pas posé de problèmes.

Knives and Skin, réalisé par Jennifer Reeder, 2019. © UFO Distribution

Réaliser des courts était une tactique pour contourner le système, mais c’est épuisant ! Je dis souvent que je suis entrée dans la maison de la réalisation, non pas en étant invitée à passer par la grande porte, mais en défonçant celle du grenier. Je crois beaucoup en la transmission. Je suis devenue la mentor d’aspirant-e-s cinéastes, et je les accueille à bras ouverts, même si, pour l’instant, je n’ai pas les ressources financières pour les aider. Je suis également professeure à l’université de Chicago et j’encourage mes étudiant-e-s. Je dois cette conception du cinéma à certaines réalisatrices, qui sont des inspiratrices pour moi, à l’instar de Chantal Akerman, Agnès Varda, Claire Denis et Catherine Breillat. Les Françaises ont quelque chose de spécial, ce sont de vraies badass derrière la caméra.

 

En tant que cinéaste indépendante, comment avez-vous vécu la libération de la parole grâce aux mouvements MeToo et Time’s Up ? Avez-vous remarqué des changements ?

On m’a beaucoup questionnée à ce sujet. J’ai la chance de ne m’être jamais retrouvée dans ces situations. J’ai commencé seule, en faisant tout par moi-même, donc j’étais à tous les postes. J’ai fait des études d’art, durant lesquelles j’ai expérimenté avec le matériau filmique. Je n’ai pas les codes et la culture de l’entre-soi, et sur les plateaux de tournage, je ne suis entourée que de technicien-ne-s qui se respectent.

Il y a énormément de femmes derrière et devant la caméra de Knives and Skin. Je voulais travailler avec des femmes racisées et queer, car il faut que l’on renverse la vapeur, que l’on écrive notre histoire nous-mêmes. En tant que féministe qui filme des récits de femmes, je veux créer cette sororité et ce changement fondamental.

 


Image de une : © Kinga Michalska