Mar nous raconte pourquoi son corps a longtemps été une source d’angoisses, jusqu’à la découverte de sa non-binarité, une révélation qui lui permet de se sentir mieux dans sa peau et dans sa vie en général.

 

À l’occasion de la deuxième édition de Dépossédées, notre club de lecture, nous vous avions proposé d’écrire sur le thème « Mon corps et moi » et de partager vos créations sur le rapport que vous entretenez avec votre corps. Merci pour vos participations, toujours touchantes, et qui décrivent bien les relations ambivalentes que l’on peut avoir avec notre propre corps, tantôt belles tantôt douloureuses.

 

Mon corps a longtemps été juste une masse de chair qui m’éloignait de plus en plus du sol et qui prenait des formes bizarres.

Les gens autour de moi semblaient en savoir beaucoup plus à propos de ce corps que moi – ce qu’il devait porter, comment il devait ou pas se tenir selon les lieux et les situations. Quant à moi, je préférais le faire disparaître, l’oublier. Seul-e, protégé-e par les murs jaunes de ma chambre, je parvenais à exaucer ce désir secret. Sur fond de musique, je fermais les yeux, et, après deux morceaux, je n’avais plus rien. Je n’étais plus rien. Plus tard, il me suffisait d’ouvrir un livre pour que des sentiments m’envahissent sans que je ne doive trimbaler mon poids quelque part et, éventuellement, le confronter à d’autres corps.

D’ailleurs, cette rencontre avec autrui a toujours été difficile, angoissante, déclenchant des douleurs et des peurs paralysantes. Après les cours de sport, je me changeais seul-e, sans faire aucun bruit, bien que la porte fermée trahisse la présence d’une personne dans la pièce. Je les entendais enfiler leurs sous-vêtements, se couvrir de déodorant entre des rires et des discussions hyper joyeuses. En sortant du vestiaire, un grand miroir se trouvait sur le mur. J’évitais alors non seulement mon propre regard, mais tout mon corps. Je ne savais pas à quoi je ressemblais exactement. Je ne voulais pas savoir. Comment pourrais-je me déshabiller devant ces filles si bien dans leur corps qu’elles parvenaient à le montrer, nu, découvert, libre, sans aucune peur des va-et-vient dans le vestiaire féminin ?

J’avais le sentiment de passer à côté de tout. Je ne portais aucun intérêt au maquillage, aux crèmes, aux vêtements. Je fuyais les soirées, je craignais l’alcool et la beuh : sans l’attention de mon intellect, qui sait ce que ce corps ferait de moi ?

Tous mes premiers émois romantiques ont été dépensés pour des personnes qui me méprisaient ou qui ne me voyaient pas, ce qui a alimenté et enrichi le monde secret, intime et invisible de ma pensée. Mais c’est aussi ce qui a éloigné mon corps de tout espoir d’attention, d’amour, de soin. Lors de mon premier orgasme provoqué par un-e autre, j’ai pleuré discrètement de peur et de tristesse, sans comprendre d’où venait ce sentiment d’angoisse et de malaise.

« Androgyne. » En tapant ce mot dans un moteur de recherche, je suis tombé-e sur une collection de photos de mannequins et adolescent-e-s maigres, blanc-he-s, aux cheveux lisses ou légèrement bouclés. Ils et elles portaient des vêtements extrêmement différents de tout ce que je pouvais avoir dans ma garde-robe, mais aussi de tout ce que je pouvais trouver dans les magasins économiquement abordables à São Paulo, où je vivais avec mes parents à l’époque. Et surtout, l’androgynie reflétée par les résultats était plus masculine, au sens classique du terme : des personnes sans poitrine, aux cheveux courts, portant des habits larges et jamais de jupe ni de robe.

Maintenant que je pensais savoir ce que j’étais, il fallait me regarder dans le miroir. Un visage asymétrique, la peau mate, des cheveux crépus lissés artificiellement, une poitrine juste assez grosse pour que la cacher soit difficile si jamais je voulais porter des hauts plus légers. Je ne ressemblais pas à mes références androgynes. Je me suis déshabillé-e et je suis devenu-e flou-e. Mon corps bougeait trop vite pour mon cerveau. Je respirais rapidement, il n’y avait plus assez d’air dans ma chambre.

Il fallait transférer le mouvement des hanches aux épaules. Parler d’un ton plus grave. Couper mes cheveux. Brûler ma garde-robe. Faire disparaître ma poitrine. Maigrir. Du jour au lendemain. Ma tête ne s’arrêtait plus. Il fallait tout changer.

C’était la première fois que je regardais vraiment mon corps. Et c’était pour aller contre lui. Le détruire pour construire autre chose à la place.

Des semaines et des mois de déception, de dysphorie, d’angoisse et de franche tristesse se sont ensuivis.

Jusqu’à ce que je découvre le terme « non-binaire » sur Internet. Un terme qui, pour moi, impose moins de définitions. Et donc d’attentes. Et donc de carcans à imposer à mon corps. Ce corps qui a longtemps existé malgré moi.

Après toutes ces années hantées par ce sentiment d’étrangeté lié à mon corps et à ce que les autres disaient de lui, j’avais besoin de savoir comment me définir. Pour moi et pour celles et ceux à qui je tenais. Beaucoup de ces personnes ne comprennent pas et ne respectent pas mon genre. À ce jour, je n’ai pas encore le courage de les affronter à ce sujet. J’essaye plutôt de me concentrer sur qui je suis, d’apprendre à vivre et à faire la paix avec mon corps – avec moi, en entier.

À présent, j’ai donné une chance à mes cheveux de se montrer sans l’intervention de produits chimiques et je ne pourrais pas les aimer davantage. Même si je ne suis pas à l’aise avec l’idée de mettre ma poitrine en avant, je l’aime. J’aime la sentir sous les t-shirts larges ou sous les pulls et manteaux qui font deux fois ma taille. J’essaye d’être patient-e avec mon corps, de passer plus de temps devant le miroir de la salle de bains. J’essaye de découvrir ce qui me fait du bien et ce qui m’embellit selon mes propres termes. Ma garde-robe change peu à peu, avec beaucoup moins de pression et d’angoisse qu’à l’époque de ma crise.

Et la non-binarité est devenue une sorte de jeu intime. Porter des chaussettes dépareillées. Me parer de boucles d’oreilles uniquement sur l’oreille gauche. Ne pas mettre de soutien-gorge, puis le jour suivant en revêtir un qui ferait s’évanouir mon ancien moi. Plus rien n’a de genre, il s’agit juste de voir ce qui fait ou ne fait pas plaisir à mon corps, et à moi.

J’ai encore un long chemin à faire. Parfois, j’ai des visites indésirables de souvenirs douloureux, déclenchés par des gestes, des mots, des sons ou des situations. Parfois, je m’enferme pendant des mois dans ma tête et j’oublie à nouveau mon corps. Mais parfois aussi, je me sens bien et joli-e, même quand personne ne regarde. C’est tout ce que j’ai en ce moment. Et ça me suffit.

 


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