C’est devant les miroirs qu’Alyx s’est construite. Elle te raconte ici les étapes traversées, les obstacles franchis jusqu’à se sentir enfin prête à triompher de ses complexes.

 

À l’occasion de la deuxième édition de Dépossédées, notre club de lecture, nous vous avions proposé d’écrire sur le thème « Mon corps et moi » et de partager vos créations sur le rapport que vous entretenez avec votre corps. Merci pour vos participations, toujours touchantes, et qui décrivent bien les relations ambivalentes que l’on peut avoir avec notre propre corps, tantôt belles tantôt douloureuses.

 

Qu’est-ce que c’est, les souvenirs d’un miroir ?

Quand j’étais petite, un de mes jeux préférés consistait à placer mon regard à la perpendiculaire du verre, le plus proche possible du mur. Je ne m’y voyais plus mais je voyais tout le reste, dédoublé. C’était un mystère insoluble, malgré toute l’attention que je portais au cours de physique. C’était une sensation d’étrangeté surtout, car que se passerait-il si cette glace embrassait le monde, ou si la surface n’était qu’une fine pellicule, le rivage d’une autre dimension ? Encore aujourd’hui, lorsque je fixe un miroir, bien en face cette fois, ce n’est pas le reflet qui attrape mon regard, mais tous les défauts de l’objet, les piqûres noires, les auréoles d’humidité à la bordure, les rayures et parfois ce que moi ou quelqu’un-e d’autre avons écrit. Tous ces détails sont là comme pour assurer que la barrière reste infranchissable.

Je finis presque par en connaître les motifs mieux que les marques de mon propre corps, rappel des propres limitations de ma chair et de mon expérience au monde.

Je me souviens des deux miroirs de la salle de bain, carrés et sans cadre, qui ne se touchaient qu’en un seul de leurs angles arrondis et longeaient parfaitement les joints du carrelage. Le miroir de la chambre de ma mère reflétait le jaune vibrant des murs, son cadre massif était d’un bois sombre, il irradiait en permanence la chaleur lourde des étés de Van Gogh. Celui du salon était si haut qu’assis-e dans le canapé, on ne voyait que les cloques de la peinture au plafond. Toutes les piqûres du monde ne suffisaient pas à échapper à cette épée de Damoclès.

Des miroirs pour chaque âge et chaque moment de nos vies, et pourtant je me souviens si peu de ce que j’y ai fait devant, avant ma transition.

Lorsque j’ai glissé sur mon front le serre-tête en velours rouge d’un déguisement de princesse de ma sœur, les cheveux en arrière, les yeux illuminés et la peau douce, ma mère m’a dit que je ressemblais à une cousine. Et je la trouvais si belle cette cousine, que je me suis précipitée dans la chambre pour me voir dans le miroir. J’étais souriante. La robe, malheureusement, n’était pas à ma taille.

Lorsque j’ai eu mon premier téléphone équipé d’un appareil photo, j’ai pris un béret rouge éclatant, un foulard de ma mère, et j’ai posé devant le grand miroir, l’air inspiré comme si j’étais dans un film de la Nouvelle Vague. Ces photos, parmi les seules que je me souviens avoir prises de moi-même à l’adolescence, ont été égarées de transferts en pertes de portable. Il ne me reste que le souvenir de la scrutation du bon angle face à la glace, la moue adéquate pour mon accoutrement.

Lorsqu’à 16 ans je suis allée sur Omegle, un homme m’a demandé des photos. J’ai dit oui. J’avais réussi le test, devais-je penser, j’étais désirable. Du reflet inversé de la webcam, si aliénant, je me suis retrouvée face aux miroirs de la salle de bain, sous une lumière crue. Leur disposition était soudain moins pratique, leur aspect trop enfantin, alors que je me contorsionnais devant sans trop savoir pourquoi. Mon caleçon était rayé et multicolore, marqué par la bosse d’une excitation à peine pubère. Je crois que j’en ai été fière pendant un temps, d’avoir osé faire ça, d’avoir capturé mon corps vulnérable pour le livrer à l’inconnu. Je me fichais bien de ce qui pouvait lui arriver.

Et puis à l’occasion d’une photo de classe, la dernière du lycée, je me suis réveillée plus tôt pour prendre la trousse à maquillage de ma mère, et j’ai commencé à me mettre du crayon, jusqu’à me dessiner entièrement le visage. Ce souvenir, peut-être, est celui où je me vois la plus proche de la surface. Où je me suis regardée, jusqu’au grain de ma peau. De précédentes cartes postales mémorielles me représentaient essayant de faire face au miroir, la tête dépassant à peine au-dessus du fatras de pinceaux, tubes, crèmes, testant un rouge à lèvres, craignant que ma mère ne remarque qu’il ait diminué, et j’avais toujours l’impression de devoir lever les yeux pour apprécier ce qu’il y avait dans la glace. Pour la première fois, grande et ne craignant pas d’autre regard, j’étais face au mien, droit comme l’horizon.

 

C’est souvent difficile de s’entendre dire qu’on a grandi, surtout quand on se voit tous les jours, et que rien jamais ne change… Jusqu’au bouleversement d’un poil. Car entre-temps, il n’y a pas eu ce rite de passage, si essentiel dans la vie de tout jeune homme, celui du premier rasage avec son père, celui d’un temps d’intimité et de communion si rare avec son fils.

Il me demande encore, deux ans après que je lui aie dit que j’étais sa fille, si quelque chose a manqué dans l’éducation qu’il m’a donnée, s’il a été trop absent pour investir un rôle paternel fort.

Si seulement il m’avait appris à me raser, j’aurais appris à embrasser ma masculinité ! Je brandirais fièrement le poil dru et corrosif dont la simple évocation à présent me hérisse !

Durant des années, j’ai cru être imberbe, examinant – d’abord avec la fierté d’échapper à cette punition comme j’avais pu échapper à l’acné, puis avec l’inquiétude des signes de la fin des temps – les pores de ma peau. Le mythe des poils qui repoussent plus noirs et drus me hantait, mais il fallait faire quelque chose.

Et durant des années, profitant des affaires abandonnées d’un petit ami de ma mère, puis de l’armoire entrouverte d’un colocataire, j’ai rasé. D’abord, il suffisait d’une fois tous les quelques mois. Puis, la cadence s’est intensifiée.

Je ne m’autorisais pas de mousse, dans une logique obtuse qui voulait que cet accessoire ne fasse qu’entériner la réalité du rituel masculin, et qu’entretenir ma peau ne favorise la repousse – paradoxalement, ce n’est qu’après mon coming-out que je me suis résolue à prendre soin de moi, et cela impliquait d’en acheter.

Parmi les caractéristiques physiques qui pouvaient menacer de me définir comme homme, la barbe me paraissait être la plus fondamentale. Chaque fois que je quittais la salle de bain après avoir inspecté ma mâchoire dans la glace, j’espérais qu’on ne se méprenne plus. Si je vois le poil, ma rétine collée contre le miroir, c’est que tout le monde le voit. Parfois, la simple idée de me raser m’épuisait, et j’espérais qu’on ignore ce qui m’obsédait.

Et l’ombre a commencé à planer. Ce concept, pour moi tout droit sortit du design des personnages des Sims, est devenu la crainte de chaque instant. Jusqu’alors, la présence du poil était l’unique trahison publique, mais que faire si leur annonce même devenait un drapeau viril planté dans la mandibule ? En ce sens, je crois que la migration de mon eczéma n’est pas un hasard. Mes joues étaient si rouges qu’elles ne pouvaient que distraire du noir épars de ma pilosité faciale. Mon corps luttait contre lui-même pour me venir en aide.

Si la barbe m’effrayait, c’était aussi la forêt sombre qui focalisait mon attention, comme je croyais qu’elle focalisait celle des autres, cachant les arbres de mes multiples complexes. Aujourd’hui, l’épilation laser m’apaise, mon corps s’accorde. Je me sens prête à abattre un à un les mauvais arbres…

 


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