Pour la première fois cette année, le jury du Festival de Cannes est paritaire puisqu’il intègre quatre femmes et quatre hommes. Bien forcé d’agir suite à des critiques virulentes concernant son sexisme et à l’appel de 82 réalisatrices, techniciennes, actrices et scénaristes en mai 2018, le grand rendez-vous du cinéma international a encore du travail à accomplir dans le sens de l’égalité. Si des améliorations peuvent être constatées, les films présentés par des femmes sont toujours minoritaires en 2019 (11 sur 39). Honnêtement, on n’est pas particulièrement intéressées par la Croisette, mais on s’est dit que l’actualité nous donnait une bonne excuse pour te proposer deux listes de 10 réalisatrices à découvrir. De quoi occuper tes prochains dimanches soirs ! C’est parti !

 

Marjane Satrapi

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D’abord autrice de bandes dessinées, comme la parfaite Perspepolis, Marjane Satrapi se consacre depuis 2007 au cinéma. Sa première réalisation est d’ailleurs l’adaptation de Persepolis en un long-métrage d’animation en noir et blanc, dont le récit est autobiographique. Marjane Satrapi est née en 1969 en Iran et a grandi là-bas. Dans son œuvre, elle raconte son enfance et son adolescence, à l’époque de l’instauration de la République islamique. En 2007, Persepolis reçoit le Prix du jury du Festival de Cannes. Il obtient l’année suivante le César du meilleur film et celui de la meilleure adaptation, et il est nommé à l’Oscar du meilleur film d’animation. Cette adaptation réussie et touchante lance la carrière cinématographique de Satrapi. En 2010, elle adapte son album Poulet aux prunes, qui est également primé. Elle passe ensuite à la réalisation d’autres films dont The Voices (2014)une comédie décalée avec un casting américain et britannique célèbre. Cette année, elle devrait sortir un biopic sur la scientifique Marie Curie. Connue en France mais aussi à l’étranger, Marjane Satrapi est clairement une cinéaste à suivre. Elle parle avec humour et légèreté de sujets graves, sans jamais les décrédibiliser ou les atténuer. Si ses réalisations ne sont pas toutes totalement abouties, il faut lui reconnaître un talent certain. Marjane Satrapi propose un regard différent et secoue le cinéma français.

 

Lana et Lilly Wachowski

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Les sœurs Wachowski ont changé l’histoire du cinéma populaire grâce à Matrix (1999). Un ovni de science-fiction désormais connu de tou-te-s, qui non seulement déconstruit la figure du héros sur grand écran, mais a aussi bouleversé le langage cinématographique lui-même. Lilly, à la suite de leur coming out trans, a ouvertement suggéré que l’analyse rétrospective de leur œuvre devrait se faire sous l’angle de leur transness. Pour la plupart, leurs différents films doivent être considérés comme des triptyques (Matrix, Matrix Reloaded et Matrix Revolution ; Speed Racer, Cloud Atlas et Jupiter Ascending), lesquels s’intéressent à des leitmotive thématiques souvent en lien avec l’aliénation capitaliste, le changement, la connexion et la remise en cause de l’autorité. La somme de leur travail s’incarne dans la série Sense8, où elles explorent des sujets qui leur sont chers à travers l’existence de huit protagonistes lié-e-s les un-e-s aux autres émotionnellement. Encore aujourd’hui, l’imaginaire des Wachowski n’a de cesse d’alimenter le cosmos pop culturel, remettant en permanence en question les oppressions structurelles afin d’ouvrir le regard du public. Depuis leur premier long-métrage, Bound (1996), les deux cinéastes continuent à lutter pour une réappropriation de la culture mainstream par les communautés que Hollywood a ostensiblement pillées pour faire du profit. Subversive, pop et imparfaite, leur création artistique est l’une des plus importantes du XXIe siècle.

 

Věra Chytilová

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Věra Chytilová (1929-2014) obtient en 1962 son diplôme de l’École des Hautes Études cinématographiques de Prague. Son film de fin d’études, Le Plafond (1962), est reconnu comme emblématique de son œuvre et de la Nouvelle Vague tchèque – dont elle est une cinéaste majeure –, et est récompensé l’année de sa sortie du prix de l’Union internationale des ciné-clubs du festival d’Oberhausen. Elle y questionne la vacuité de la vie des jeunes femmes, leur éducation et leur avenir. Tout son travail est imprégné d’une conscience aiguë de la condition des femmes ainsi que d’une vive critique des codes institutionnels régissant la création artistique en Tchécoslovaquie. Le régime lui fait d’ailleurs chèrement payer sa production et ses réflexions puisque l’un de ses chefs-d’œuvre, Les petites marguerites, provoque une répression forte malgré un grand succès lors de sa première mondiale à New York, en 1966. Elle contourne l’interdit et, en 1969, produit Le Fruit du paradis, dans lequel elle expérimente différentes techniques narratives et cinématographiques. La diffusion du film accentue la répression dont la réalisatrice est victime et la force à faire une pause de sept ans. Parmi ses créations cinématographiques, on retient également Un sac de puces (1962) qui s’attarde sur la vie des ouvrières du textile. Sans oublier que Věra Chytilová a également réalisé de nombreux documentaires, tels que Le temps est impitoyable (1978) et Prague – cœur agité de l’Europe (1984).

 

Barbara Hammer

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Barbara Hammer (1939-2019) est sans conteste une cinéaste majeure du XXe siècle. Pionnière du cinéma queer, elle participe à la visibilisation des lesbiennes, met en scène des corps de femmes et s’interroge sur les (non) représentations de celles-ci. En 1974, elle tourne Dyketactics, son premier court-métrage, ouvertement revendiqué lesbien. Elle poursuit sur cette voie avec une trilogie consacrée au lesbianisme et à l’histoire du mouvement gay dont le premier opus, Nitrate Kisses, reçoit en 1991 le National Endowement of the Arts Film Production Award. Elle étudie les corps dans le monde qui les entoure, comme avec Multiple Orgasm (1976), où elle filme une femme se masturbant au milieu d’un paysage rocheux. En outre, sa production n’a pas pu échapper à l’actualité du moment : en 1986, alors que l’épidémie du sida ravage les communautés LGBTQ+, Barbara Hammer réalise Snow Job: The Media Hysteria of Aids et dénonce l’inaction du gouvernement américain, la lenteur du système de santé et les articles « hystériques » de la presse. Son important répertoire comprend également des documentaires et des performances, telles que The Art of Dying or (Palliative Art Making in an Age of Anxiety), qu’elle interprète à l’âge de 79 ans alors qu’elle est malade d’un cancer des ovaires, incurable. Son œuvre est régulièrement récompensée, notamment par la Bourse Guggenheim obtenue en 2013 ou par la Whitney Biennial, qui l’a mise à l’honneur trois fois de son vivant.

 

Haifaa al-Mansour

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Haifaa al-Mansour est née en 1974 en Arabie saoudite. Dès 2004, elle commence à utiliser sa caméra pour raconter des histoires. Dans son pays, jusqu’en 2018, le cinéma est interdit. L’artiste a donc dû réaliser discrètement son premier long-métrage, lequel se déroule dans les rues de Riyad. Le très réussi Wadjda est finalement le premier film à être produit dans le royaume. Il raconte le quotidien d’une jeune fille de 12 ans qui rêve de s’acheter un vélo dans un pays où ils sont réservés aux garçons. Déterminée, elle met tout en œuvre pour concrétiser son ambition. Avec ce film, la réalisatrice se fait connaître à l’international et tourne ensuite deux autres productions très différentes, mais mettant toujours en scène des femmes qui s’émancipent des carcans dans lesquels on a voulu les enfermer. Malgré ses imperfections, le biopic Mary Shelley (2018) retrace la vie de l’autrice de Frankenstein et lui donne une voix. Quant à Nappily Ever After (2018), sorti sur Netflix, sa légèreté n’est qu’apparente et n’occulte pas un propos plus profond concernant les pressions qui pèsent sur les femmes – en particulier sur les femmes noires, et la perfection physique mais aussi émotionnelle que la société attend d’elles. En seulement trois productions, Haifaa al-Mansour a montré qu’elle était capable de proposer des récits variés et des figures de femmes déterminées.

 

Céline Sciamma

© Claire Mathon

Née en 1978, la scénariste et réalisatrice française Céline Sciamma a un succès critique indéniable. En 2008, elle est nommée au César du premier film et depuis, ses créations n’ont de cesse d’être présentées dans des festivals (re)connus, tels Berlin ou Cannes. Le plus souvent, ses récits nous touchent profondément, car l’on y retrouve un peu de nous ou de celles que l’on aime. Ses thèmes de prédilection sont l’enfance et l’adolescence, qu’elle traite avec douceur et justesse. L’on pense à Tomboy (2011), qui raconte dans la torpeur estivale les rires des enfants et la construction de soi face aux autres, mais aussi à Ma vie de Courgette (2016), qu’elle a scénarisé et dans lequel l’insouciance a disparu, mais pas l’espoir. Sur l’adolescence, Céline Sciamma a fait deux films très différents. Délicat et vaporeux, Naissance des pieuvres (2007) met en scène l’éveil à la sexualité de trois jeunes nageuses. Et avec Bande de filles (2014), la réalisatrice s’éloigne de sa zone de confort et fait le récit du quotidien de quatre jeunes filles noires qui veulent vivre en grand. Si ce film a créé des débats sur la représentation des femmes noires et de la banlieue sur grand écran, il a le mérite de proposer un autre regard au cœur du cinéma français. Avec son dernier projet, Portrait de la jeune fille en feu (2019), Céline Sciamma continue de faire la part belle aux femmes avec un casting exclusivement féminin. Elle est l’une des quatre réalisatrices en lice pour la Palme d’or cette année.

 

Rungano Nyoni

© Pyramide Films

Née en 1982 en Zambie, Rungano Nyoni est réalisatrice et scénariste. Son œuvre parle de liberté, d’émancipation et de la place des femmes dans la société. Yande (2009), son premier court-métrage, questionne l’influence de la mode occidentale sur les femmes africaines et les idéaux qu’elle leur impose. Ses films sont encensés par la critique et régulièrement primés, à l’instar de The List (2009) qui a obtenu un British Academy Film Award (BAFTA). Ici, elle s’intéresse en huis clos à la vie d’un groupe d’étudiant-e-s avant leurs examens, questionnant les relations humaines dans des contextes de tension. C’est cependant son premier long-métrage, I am not a Witch (2017), que l’on retient le plus. Le film – tourné en Zambie et inspiré des camps ghanéens – explore la réalité des camps de sorcières en Afrique australe. Inspirée par le conte français La Chèvre de monsieur Seguin, Rungano Nyoni n’avait initialement pas prévu de réaliser un film féministe, mais une fable sur la liberté et ses enjeux. Grâce à ses créations, la jeune femme met ainsi en lumière les nombreuses préoccupations qui tournent autour de la question de l’autre, de la différence et de ce que l’émancipation peut coûter à celles qui y aspirent. La grande qualité de ses courts-métrages et de son premier film en dit beaucoup sur son talent, ainsi que sur son regard d’artiste engagée.

 

Deniz Gamze Ergüven

© Alix Marnat

Avec un magnifique premier long-métrage, Deniz Gamze Ergüven a su nous toucher en plein cœur. Âgée de 41 ans, la réalisatrice franco-turque connaît le succès en 2015 à la sortie de Mustang. Celui-ci lui vaut le César du meilleur premier film et le César du meilleur scénario original. Souvent comparé à Virgin Suicides (1999), Mustang raconte la violence de la société turque contemporaine. Cinq sœurs voient leurs libertés – de pensée, de mouvement, de choix – bridées sans jamais y renoncer, quoique cela leur coûte. La réalisatrice veut explorer ce qu’être une femme signifie aujourd’hui en Turquie et les conséquences de la sexualisation permanente des corps féminins. Après un tel premier film, autant maîtrisé sur le fond que sur la forme, l’on attendait beaucoup du suivant, Kings (2017). Autre pays (les États-Unis), autre contexte (le procès de Rodney King en 1992), mais toujours une histoire de libertés que l’on voudrait réduire et de révoltes qui tournent mal. Encore une fois, Deniz Gamze Ergüven fait mouche avec une réalisation osée nous plongeant au cœur des émeutes et dans la vie quotidienne de Millie et ses enfants. Si l’on regrette la romance avec Ollie, celle-ci permet de souffler un peu lors de ce visionnage éprouvant. Avec ces deux longs-métrages, la cinéaste a saisi à bras le corps des sujets actuels et importants, lourds et nécessaires.

 

Forough Farrokhzad

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Au détour d’une page des 1001 films à voir avant de mourir, on peut tomber sur un petit article à propos de La maison est noire (1962). L’auteur de ces quelques paragraphes mentionne que la réalisatrice du film est une des plus grandes poétesses d’Iran. Née en 1935, Forough Farrokhzad décède dans un accident de voiture en 1967. Durant sa courte vie, elle s’impose comme l’une des figures majeures de la littérature persane et du cinéma iranien. Après la publication de deux recueils, l’artiste déménage en Angleterre pour faire des études cinématographiques. Au début des années 1960, elle revient en Iran pour tourner La maison est noire. Ce documentaire d’une vingtaine de minutes dépeint la vie d’une communauté de lépreux-ses, mélangeant des citations du Coran, de l’Ancien Testament et des poèmes de Farrokhzad elle-même. À sa sortie, le film n’a pas trouvé son public en dehors de l’Iran, et ce malgré un prix au Festival Oberhausen. Désormais, il est considéré comme la pierre angulaire du cinéma iranien, et en particulier de la Nouvelle Vague iranienne, dont il est l’un des précurseurs. Après le tournage, Forough Farrokhzad visite plusieurs pays européens, fait du théâtre, et écrit un dernier recueil de poèmes avant de mourir. Toute sa vie, cette créatrice aux multiples facettes et merveilleuse humaniste est vivement critiquée car mariée contre l’avis de sa famille, puis divorcée. Pourtant, elle ne se compromet jamais et revendique le droit de vivre librement. Dénigrée au sein de son pays – ses poèmes sont bannis durant la révolution iranienne –, elle laisse au monde une œuvre incroyable, mais son nom, lui, n’est encore connu que des plus cinéphiles. Ne la laissons pas tomber dans l’oubli.

 

Les portraits ont été rédigés collectivement par
CielleRaphaëla Icguane, Annabelle Gasquez et Sophie Martinez.